L'Ile du jour d'avant
d’autre alternative que la solitude mais le chevalier-qui ne supportait pas la provende du bord et nourrissait une forte aversion pour le capitaine – avait dit à Roberto comme il eût été beau d’avoir autour de soi une poignée de braves, des courageux et des hasardeux, prendre possession du navire, abandonner le capitaine et qui aurait voulu le suivre dans une chaloupe, brûler l’Amaryllis , et s’implanter sur cette terre, encore une fois loin de tout monde connu, pour construire une nouvelle société. Roberto lui avait demandé si c’était là Escondida, et l’autre avait tristement branlé du chef.
En remontant vers le nord-ouest à la faveur des alizés, ils avaient trouvé un groupe d’îles habitées par des sauvages à la peau couleur d’ambre. Ils avaient échangé des dons, participé à leurs fêtes très gaies et animées par des filles qui dansaient en se mouvant telles certaines touffes herbeuses s’agitant sur la plage presque au fil de l’eau. Sous prétexte de portraiturer certaines de ces créatures (et il ne le faisait pas sans habileté), le chevalier, qui ne devait pas avoir prononcé de vœu de chasteté, eut à coup sûr l’occasion de s’unir charnellement à certaines d’entre elles. L’équipage voulut l’imiter, le capitaine anticipa le départ. Le chevalier hésitait à rester : cela lui semblait une fort belle façon de conclure sa vie que de passer ses jours à faire des croquis. Et puis il avait décidé que ce n’était pas là Escondida.
Après quoi ils fléchirent encore vers le nord-ouest et trouvèrent une île aux indigènes fort doux. Ils s’arrêtèrent deux jours et deux nuits, et le chevalier de Malte se mit à leur conter des histoires : il les racontait en un dialecte que même Roberto ne comprenait pas, et eux d’autant moins, mais il s’aidait de dessins sur le sable, et il gesticulait tel un acteur, soulevant l’enthousiasme des natifs qui l’acclamaient comme « Tusitala, Tusitala ! » Le chevalier réfléchit avec Roberto comme il eût été beau de finir ses jours au milieu de ces gens, en leur racontant tous les mythes de l’univers. « Mais c’est là Escondida ? » avait demandé Roberto. Le chevalier avait branlé du chef.
Lui, il est mort dans le naufrage, pensait Roberto sur la Daphne , et moi j’ai peut-être trouvé son Escondida mais je ne pourrai jamais le lui raconter, ni le raconter à personne d’autre. C’est peut-être pour cela qu’il écrivait à sa Dame. Pour survivre, il faut raconter des histoires.
Le dernier château en Espagne du chevalier ce fut un soir, pas loin du lieu du naufrage et très peu de jours avant. Ils longeaient un archipel, que le capitaine avait décidé de ne pas approcher, vu que le docteur Byrd paraissait impatient de poursuivre de nouveau vers l’Équateur. Au long du voyage il était apparu évident à Roberto que le comportement du capitaine n’était pas celui des navigateurs dont il avait entendu parler, qui prenaient minutieuse note de toutes les nouvelles terres, perfectionnant leurs cartes, dessinant la forme des nuées, traçant la ligne des côtes, recueillant des objets indigènes… L’Amaryllis poursuivait sa route comme si elle était l’antre voyageur d’un alchimiste uniquement occupé à son Œuvre au Noir, indifférente au grand monde qui s’ouvrait devant elle.
C’était le couchant. Le jeu des nuages avec le ciel, contre l’ombre d’une île, dessinait d’un côté comme des poissons smaragdins qui auraient nagé sur la cime ; de l’autre, venaient de menaçantes boules de feu. Au-dessus, des nuages gris. Sitôt après un soleil incendié disparaissait derrière l’île, mais une vaste couleur de rose se reflétait sur les nuées, ensanglantées dans leur frange inférieure. Quelques secondes encore et l’incendie derrière l’île s’était dilaté jusqu’à surplomber le navire. Le ciel n’était qu’un brasier sur un fond de rares aiguillées céruléennes. Et puis encore, du sang partout, comme si des impénitents se faisaient dévorer par un banc de requins.
— Peut-être serait-il juste de mourir maintenant, avait dit le chevalier de Malte. N’êtes-vous pas saisi par le désir de vous laisser pendre à une bouche de canon et de glisser dans la mer ? Ce serait rapide, et en cet instant nous saurions tout…
— Oui, mais à peine le saurions-nous, nous cesserions de le savoir, avait dit Roberto.
Et le navire avait poursuivi
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