L’impératrice lève le masque
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5
Accouru sur le pont du navire, le sergent Bossi était bien trop énervé pour saluer Tron dans les règles.
— Les cadavres sont dans la cabine, dit-il hors d’haleine.
— Vous avez prévenu le docteur Lionardo ?
— Je n’ai rien voulu entreprendre sans vous, commissaire.
— Eh bien, envoyez quelqu’un le chercher ! Combien d’hommes avez-vous ici ?
— Rien que Foscolo. Il monte la garde en bas.
— Qu’il aille chez Lionardo, décréta le supérieur. Connaît-on l’identité des victimes ?
— Il s’agit d’un conseiller aulique venu de Vienne, Hummelhauser, et d’une jeune femme. Lui a été tué par balles ; elle a été étranglée. Le commandant Landrini vous attend au restaurant, commissaire.
Le supérieur interpréta cette information comme une prière de bien vouloir poser toute autre question au commandant de bord, et c’était bien ainsi qu’il fallait également comprendre le geste de la main par lequel Bossi désignait la porte.
Le commissaire trouva Landrini assis à une table en train de déguster avec recueillement une gaufre à la crème. Deux autres personnes étaient là : un homme d’un certain âge vêtu du frac en drap vert des stewards du Lloyd et un nain qui portait un tablier rouge. Ils étaient tous deux occupés à ranger des verres dans le buffet.
En apercevant Tron près de la porte, Landrini se leva.
— Je suis désolé, commissaire, dit-il en lui serrant la main avec un air aussi embarrassé que s’il avait assassiné lui-même deux de ses passagers rien que pour le déranger un dimanche.
Sa poignée de main était si ferme que Tron crut entendre ses phalanges craquer. C’est alors seulement qu’il remarqua la flaque au milieu de laquelle il se trouvait et le tas de verre cassé à bâbord. L’une des vitres du restaurant s’était brisée, et à travers ce qui en restait, le commissaire aperçut le gréement du schooner amarré près de l’ Archiduc Sigmund . Plusieurs mouettes qui s’élevaient dans les airs firent tomber de la neige des vergues.
— Qu’est-il arrivé à votre bateau ?
Landrini haussa les épaules.
— Nous avons été pris dans une tempête. Il s’en est fallu de peu.
Il sourit.
— Venez. Je vais vous y conduire.
Landrini sortit et Tron le suivit dans un couloir qui donnait accès aux cabines de première classe. Le commandant s’arrêta devant la deuxième porte du côté gauche, l’ouvrit et se recula pour le laisser passer.
Bien que les rideaux des deux hublots fussent ouverts, il ne faisait guère plus clair dans la cabine que dans le couloir. De l’humidité semblait s’être infiltrée pendant le déluge ; l’air empli d’un mélange de parfum et de fumée de cigare refroidie était moite comme dans une serre. Sur la gauche se trouvait une niche cachée par un rideau.
— Sur le lit, précisa Landrini.
Aucun doute n’était possible sur ce qu’il voulait dire.
— Qui a découvert les cadavres ? demanda Tron.
— La femme de ménage.
— Quand ?
— Peu avant onze heures. Elle a crié si fort que nous sommes tous accourus. Nous avons dû la renvoyer chez elle car elle était en état de choc.
— Qui est accouru ?
— Moosbrugger, Putz, un matelot qui était sur le pont et moi-même. Moosbrugger et Putz sont les deux stewards. Putz est le nain.
— Le rideau était-il ouvert ?
Landrini fit oui de la tête.
— Qui l’a fermé ?
— Moosbrugger.
— Pouvez-vous le remettre comme vous l’avez trouvé ? le pria Tron.
Il fit un pas de côté pour céder la place à Landrini.
Le bas du rideau en velours rouge était bordé d’une frange dorée. Cela rappelait les théâtres de marionnettes qui s’installaient sur le campo Santa Margherita par les belles journées d’été. Au lieu de tourner le dos au commissaire, Landrini s’approcha de profil. La manœuvre l’obligea à tordre un peu le bras, mais il voulait manifestement éviter de voir les cadavres. Tron s’avança. Le spectacle l’émut moins qu’il n’avait pensé.
Personne n’aurait pu croire que le couple fût simplement endormi. Les signes d’une mort violente étaient trop évidents : les trous dans la tête de l’homme, les traces d’étranglement sur la gorge de la jeune femme, les morsures sur sa poitrine et les ecchymoses longilignes autour de ses poignets qui prouvaient qu’on l’avait attachée avant de la tuer. Mais dans la pâle lumière hivernale qui baignait la cabine, les objets privés de couleurs
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