L’impératrice lève le masque
retombée vers cinq heures. Nous avons aussitôt commencé à ranger le restaurant.
— Était-ce bruyant pendant la tourmente ?
— Oui. Tellement que nous devions crier pour nous faire comprendre.
— Et en temps normal ? Aurait-on entendu un cri venant d’une cabine de première classe ?
— Bien sûr.
— Donc, le crime n’a pu avoir lieu que pendant la tempête, déduisit le commissaire. Que savez-vous sur la jeune femme qui se trouvait dans la cabine de M. Hummelhauser ?
— Le commandant Landrini croit que le conseiller avait fait sa connaissance sur le port et qu’il l’avait invitée dans sa cabine.
— S’il était encore au restaurant à une heure du matin, c’est qu’il n’était pas très pressé d’aller au lit, réfléchit Tron. Cela paraît surprenant si l’on admet qu’une jeune femme l’y attendait.
Le chef steward fixait les ongles de sa main droite comme s’il ne les avait encore jamais vus. Il finit par remarquer : — Peut-être que la jeune fille n’était pas encore là ?
— Vous voulez dire qu’elle serait arrivée plus tard ?
Plusieurs rides parallèles se dessinèrent sur le front de Moosbrugger.
— Oui, même si cela me paraît impossible puisque, après une heure du matin, elle ne pouvait plus traverser le restaurant et que l’accès par le pont supérieur était condamné depuis minuit et demi.
— Par qui ?
— Par Putz. C’est lui qui a fermé hier, comme d’habitude.
— Existe-t-il un passe pour les cabines ?
— Bien entendu.
— Et Putz a la clé ?
— Nous en avons une tous les deux.
— Donc, Putz aurait pu introduire la jeune femme à minuit et demi et lui ouvrir la cabine ?
Moosbrugger prit un air sceptique.
— C’est tout à fait impensable. Je ne saurais concevoir que…
Mais il se tut et fixa cette fois sa main gauche comme si ses doigts manucurés étaient des pièces de puzzle qu’il n’arrivait à mettre nulle part. Le regard du commissaire tomba sur la liste des passagers.
— Vous permettez ?
Elle comprenait quatre officiers de Sa Majesté, deux couples d’étrangers, quelques civils italiens et d’autres nationalités. Les noms ne disaient rien à Tron – sauf l’un d’entre eux, qui le fit rougir comme un adolescent en pleine puberté. Il releva furtivement les yeux, mais Moosbrugger contemplait toujours sa main.
La première fois que Tron avait rencontré la princesse de Montalcino, c’était à l’automne de l’année précédente : la princesse, qui possédait la plus grande verrerie de Murano, voulait agrandir son magasin sur la place Saint-Marc, et Tron avait été impressionné par le ton résolu avec lequel elle avait mené les négociations. En outre, elle était ce qu’on appelle une « belle femme » : grande et mince, les cheveux blonds, avec une agréable voix d’alto.
Il avait espéré la revoir et l’avait en effet aperçue deux semaines plus tard à La Fenice. Il s’était incliné et la princesse lui avait rendu son salut, mais elle n’avait pas manifesté l’envie de lui parler. Depuis, Tron se prenait à penser à elle à la moindre occasion, à se représenter son profil à la Botticelli et à essayer de se rappeler le son de sa voix chaude et claire. L’image de la princesse semblait se dissimuler au fond de lui et jaillir à l’improviste comme un tiroir secret dont on actionne le ressort. Venise était une petite ville, mais par un étrange hasard, leurs chemins ne s’étaient plus jamais croisés depuis.
Un toussotement de Moosbrugger ramena Tron à la réalité. Il lui demanda alors : — Qui occupait les cabines attenantes ?
Le chef steward n’eut pas à réfléchir longtemps pour répondre : — La princesse de Montalcino et ledit sous-lieutenant Grillparzer.
Tron baissa la tête.
— Et cette princesse de Montalcino… monte-t-elle régulièrement à bord ?
— Non, elle ne voyage presque jamais avec nous. Elle prend en général le Princesse Gisèle .
— Et que savez-vous sur le sous-lieutenant Grillparzer ?
— Il fait partie des chasseurs croates. Je ne crois pas qu’il ait jamais voyagé avec nous.
Tron n’avait pas d’autre question. Il se leva et Moosbrugger l’imita. Le campanile sonna deux heures. C’était un son voilé, comme si le tapis de neige qui recouvrait la ville empêchait le carillon de se propager.
— Envoyez-moi M. Putz, ordonna le commissaire.
7
Le nain s’approcha de la table où était assis Tron à pas rapides, pressés, comme
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