L’impératrice lève le masque
Sérénissime. Aux archives militaires. Il y a là un dossier sur chacun des officiers qui a séjourné en Italie. Cela dit, ces messieurs les conservateurs protègent leur fonds comme s’il s’agissait des joyaux de la Couronne.
— Que faut-il en principe pour consulter un dossier ?
— Cela dépend de la manière dont il a été classé. Si les documents ne sont pas déclarés secrets, il suffit de s’adresser au directeur. Évidemment, il faut une demande écrite justifiant les raisons de la requête. Ensuite, le directeur met un commentaire sur la demande provisoire et la transmet à un sous-officier qui sort le dossier et remplit un formulaire.
Le général ouvre le premier bouton de son uniforme et boit une gorgée d’eau.
— Celui-ci précise la taille du dossier – à savoir le nombre de pages –, la durée probable de l’emprunt et le statut du document. Ce formulaire est alors adressé au service d’où est partie la demande, lequel, après en avoir pris connaissance, remplit une demande définitive, ce qu’on appelle un double de requête. Une fois que les autorités supérieures ont donné leur accord par écrit, le double de requête peut être suivi d’effet, ce qui dure en général entre quatre et six mois. À moins qu’on ne connaisse quelqu’un aux archives militaires.
L’impératrice fronce les sourcils.
— Il suffit peut-être que je connaisse quelqu’un qui connaît quelqu’un ? Qu’en est-il de vous, général ?
— Un de mes cousins dirige le service central des fiches.
— Et quand part le prochain train pour Vérone, général ?
L’évocation de son grade laisse à prévoir un ordre imminent.
— À douze heures, Altesse Sérénissime.
Et en effet, le ton de l’impératrice ne tolère désormais plus aucune objection.
— Eh bien, prenez-le et allez faire un petit tour aux archives !
Il sait que toute résistance serait absurde. En outre, il a encore un peu mauvaise conscience à cause d’hier soir.
— Quels actes Son Altesse Sérénissime souhaite-t-elle consulter ?
— Ceux du colonel Pergen et de ce sous-lieutenant Grillparzer qui figure sur la liste.
Königsegg s’incline. En se penchant, il se sent encore un peu mal, mais il va quand même mieux que ce matin, où il a failli s’effondrer devant sa table de toilette et a été obligé de s’asseoir sur le bord de son lit pendant que son valet de chambre le lavait.
— Une dernière chose, général !
— Oui, Altesse Sérénissime ?
— Ennemoser a aperçu le mystérieux invité par la fenêtre. C’est-à-dire d’en haut et dans l’obscurité. Il m’a dit que l’homme portait un manteau noir comme ceux des prêtres.
— Pourquoi Son Altesse Sérénissime évoque-t-elle soudain ce détail ?
— Parce que la liste comprend aussi le nom d’un religieux. S’il a été aumônier, il a un dossier à Vérone, n’est-ce pas ? Tenez, prenez la liste avec vous et vérifiez-les tous !
Dès qu’ils seront dans leur suite, songe-t-elle, les Königsegg ne manqueront pas de se demander pourquoi elle veut avoir ces dossiers dès demain matin. La raison en est toute simple, mais elle n’a pas l’intention de la leur révéler. Du moins, pas avant demain midi.
Elle s’approche de la fenêtre. Le plafond nuageux qui bouche le ciel depuis ce matin s’est entrouvert. Elle aperçoit le soleil au-dessus de la Dogana et de la Salute aux toits couverts de neige. Un bateau à vapeur grec (elle voit le drapeau qui flotte en poupe) sort du canal de la Giudecca et avance avec lenteur dans le bassin de Saint-Marc, tirant derrière lui une traînée de fumée noire. Les gondoles s’écartent sur son chemin et balancent au gré des vagues qu’il laisse derrière lui.
« C’est bizarre, pense-t-elle, depuis ces crimes horribles et depuis que Toggenburg cherche à m’écarter, je me sens vraiment bien. »
Quelques minutes plus tard, en entrant dans le salon pour débarrasser, Mlle Wastl surprend l’impératrice en train de rire à gorge déployée devant la fenêtre. Quand sa maîtresse lui rappelle la figure du général Königsegg au moment où les deux sergents l’ont emmené, elle est obligée de rire à son tour. À vrai dire, elle préfère la comtesse Hohenembs, mais parfois, l’impératrice est bien aussi.
36
Toutes les cinq minutes, Emilia Farsetti se levait de sa couche et regardait par la fenêtre. À travers les barreaux, elle apercevait un toit couvert de neige, puis derrière quelques
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