L’impératrice lève le masque
regard amusé :
— Je croyais que vous le teniez pour innocent, commissaire !
— Ce ne serait pas la première fois que je me trompe.
Il but quelques gouttes.
— Une seule chose est sûre. C’est que si cette liste existe, elle contient le nom du meurtrier.
Après coup, Haslinger dirait qu’il n’avait pu s’empêcher de penser à un animal de la jungle bondissant hors du feuillage. De fait, Tommaseo marchait avec lenteur quand il les aperçut à travers les hauts palmiers disposés entre les tables du salon et se jeta sur eux à grandes enjambées. Ses yeux gris passèrent avec mépris sur le seau à champagne. Il était vêtu d’un habit de moine en drap anthracite, noué à la taille par une corde. Sur sa poitrine, une simple croix pendait au bout d’une chaîne. On aurait dit un acteur déguisé en homme d’Église.
— Mon lieutenant ! dit-il en saluant Haslinger.
Le commissaire fut étonné qu’ils se connaissent. Le prêtre se tourna alors vers lui : — C’est affreux, ce qui est arrivé à Moosbrugger. Êtes-vous en charge de l’affaire ?
Tout à coup, il parlait allemand.
— Le personnel du Lloyd relève de la police militaire, répondit Tron sans rien laisser voir de sa surprise. Nous leur avons cédé le dossier. Mais comment savez-vous que Moosbrugger a été assassiné ?
— Le père Ignazio de San Stefano m’a mis au courant. Y a-t-il déjà un suspect ?
— Non, pas encore.
Tommaseo balançait la tête d’un air songeur.
— Vous souvenez-vous de notre conversation au presbytère ?
Il fit un sourire froid, à peine perceptible, sans que ses yeux ne perdent rien de leur dureté.
— Oui, bien sûr !
— Je vous ai parlé du péché et je vous ai dit que personne ne pouvait échapper à la vengeance divine.
Il fixait Tron d’un regard sombre.
— Eh bien, le Seigneur a rendu justice plus vite que nous ne nous y attendions.
— Vous voulez dire que l’assassin de Moosbrugger était…
Comment avait-il dit déjà ?
— … l’instrument de Dieu ?
— Oui, il a accompli la volonté du Seigneur, confirma Tommaseo avec une grimace.
— Cela implique-t-il à nouveau que Dieu tende sa main protectrice au-dessus de son instrument ?
Le regard du prêtre devint alors méfiant.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables. La seule chose que je sache, c’est que nous avancerons à tâtons jusqu’au retour du Rédempteur. D’ici là, nous ne voyons que per speculum in enigmate .
Il s’interrompit et ses lèvres esquissèrent un rictus morose. Puis il fit demi-tour et quitta le salon.
Haslinger fronça les sourcils.
— Qu’entend-il par là ? Per speculum in enigmate ? Par un miroir dans l’obscurité ?
— Qu’un criminel peut rester introuvable. Du moins en ce bas monde. Voilà ce qu’il voulait dire. Mais comment le connaissez-vous ?
— Tommaseo est un ancien officier de l’armée autrichienne. Nous étions dans le même bataillon à Peschiera au milieu des années 1840. Il a donné sa démission en 1850.
— L’avez-vous beaucoup fréquenté ?
— Rien que sur le plan professionnel. Sinon nous ne nous parlions presque jamais.
— Je pensais qu’il était vénitien.
— Son père était capitaine de cavalerie dans l’armée autrichienne et sa mère italienne. Il a été conçu hors mariage. Plus tard, son père a voulu officialiser la relation et le reconnaître, mais Tommaseo a refusé. Il a gardé le nom maternel.
— J’étais stupéfait de l’entendre parler allemand, avoua Tron.
— Il est parfaitement bilingue. Mais il déteste cette langue autant que son père.
— Que pensez-vous de lui ? voulut savoir Tron.
— À quel point de vue ?
— Tous ces discours sur la justice divine, n’est-ce pas grotesque ? Et l’allusion au fait que le crime ne sera jamais élucidé ? Je me demande s’il a dit tout ce qu’il sait…
— Pourquoi devrait-il couvrir l’assassin de Moosbrugger ?
— Parce qu’il le tient pour un instrument dans les mains du Seigneur. Quelle impression vous faisait-il à l’époque ? À l’armée ?
L’ingénieur se tut un moment, puis il répondit :
— Le sous-lieutenant Tommaseo n’était guère apprécié. Il se tenait toujours à l’écart, ne buvait pas, ne jouait pas. Je crois qu’il haïssait l’armée. Mais cela ne veut rien dire. C’est le cas de beaucoup de gens.
— De beaucoup d’Italiens en tout cas, confirma Tron.
— Et de beaucoup d’Autrichiens, ajouta l’autre.
— Pourquoi
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