L'inconnu de l'Élysée
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Jacques Chirac a un mal fou à laisser affleurer les sentiments qu'il porte aux gens qu'il aime ou a aimés. Il se sent plus à l'aise devant la page blanche. Dans un discours lu lors de l'inauguration du Pavillon des Sessions 8 qu'avait ardemment voulu Jacques Kerchache, il s'était défait de sa pudeur habituelle pour honorer la mémoire de son ami, mort le 8 août 2001 « sur cette terre maya couleur de soufre, de miel et d'émeraude, qu'il aimait tant ».
« Voyageur infatigable, porté par une insatiable curiosité, amoureux de la nature et des hommes, âme sensible et exaltée, esprit libre et caractère affirmé, Jacques Kerchache a, pendant un demi-siècle, embrassé le monde avec le regard d'un grand artiste et l'enthousiasme inspiré des poètes. Personnage romanesque, il abordait la vie avec passion et volupté. Il portait ses rêves avec une rare opiniâtreté, surmontant tous les obstacles, galvanisant toutes les énergies. Justesse du regard, force des convictions : il était aussi un homme de cœur. Tout au long de sa vie, Jacques Kerchache a parcouru la planète afin d'établir un inventaire critique de la sculpture mondiale, de la Préhistoire à nos jours, dans les collections publiques et privées, à la recherche des “formes matrices” de l'art. Il était convaincu que l'on peut porter un même regard esthétique sur les formes naturelles et culturelles de tous les temps. »
Si Jacques Chirac a adhéré d'emblée à la vision des arts premiers de Jacques Kerchache, c'est qu'elle rejoignait la sienne, qui n'était pas encore achevée. Une vision caractérisée par une recherche continuelle de l'universalité dans les chefs-d'œuvre de toutes les cultures. Dans le choix des objets, il s'intéressait exclusivement à « la capacité de l'artiste à trouver des solutions plastiques originales ». Ce qu'il voulait, « c'est distinguer, dans ces cultures, les Phidias, les Michel-Ange, les Picasso, ceux qui, à l'intérieur de systèmes symboliques et religieux extrêmement codés, prennent des risques, arrivent à s'affranchir des contraintes techniques, mentales, pour faire évoluer les formes 9 ».
Cette complicité trouva une application pratique à la veille de la célébration du cinq centième anniversaire de la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb. Les deux complices étaient révoltés par la commémoration en grande pompe de cet événement qui avait abouti à la destruction des civilisations précolombiennes :« Je n'ai pas d'admiration pour ces hordes qui sont venues en Amérique pour détruire, raconte aujourd'hui Jacques Chirac. On m'a demandé de participer à la célébration de cet événement. Le roi d'Espagne m'a appelé quand il a appris ma décision de ne pas y associer Paris : “Je suis sidéré d'apprendre que tu [Juan Carlos tutoie tout le monde] as décidé que Paris s'abstiendrait… – Pour moi, ce n'est pas un grand moment de l'Histoire…” »
Et le président de commenter ce souvenir : « Au surplus, ce n'est pas historiquement fondé. Ce n'est pas Colomb qui a découvert l'Amérique, mais les Vikings, cinq siècles plus tôt ! Ils n'ont pas fait tant d'histoires et, de surcroît, ils ont eu l'élégance de se détruire eux-mêmes… »
1492-1992 a donc été un déclic pour les deux Jacques : « On va célébrer l'événement à notre façon. On va faire revivre une civilisation morte, les Taïnos. Nous allons la réhabiliter. Pourquoi ? Ce sont les premiers à avoir accueilli les Espagnols. Ils étaient environ un million à leur arrivée… Soixante ans après, le dernier mourait. » Tous deux ont conscience de la difficulté de l'entreprise. À la fois parce que les objets sont peu nombreux, disséminés dans de très nombreux musées, et parce qu'ils ne représentent pas l'intégralité des objets créés et utilisés par les Taïnos. « Ils ne voulaient pas exhiber leur jeu de balle, à cause des liens qu'il avait avec l'esprit », explique le chef de l'État.
À compter de cette décision, une recherche systématique est lancée dans les musées et ailleurs pour recenser et sélectionner les trigonolithes, reliquaires, haches, hommes-oiseaux, dignitaires en transes pour la cohoba, spatules vomitives, pierres, vases, pendentifs, sièges honorifiques, urnes, etc.
Ce pied de nez à la pensée dominante ethnocentriste donne lieu à l'inauguration de l'exposition, le 24 février 1994, au
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