L'inconnu de l'Élysée
lui adresser un seul mot de français. Malgré la différence d'âge, le professeur et l'élève nouent alors une relation forte. Jacques présente bientôt son prof à ses parents qui le prennent à leur tour en affection et lui proposent de s'installer sous leur toit, au 95, rue de Seine. Belanovitch va ainsi faire partie de la famille Chirac, laquelle l'emmène même à Sainte-Féréole, en Corrèze, où il devient l'attraction du village : un Russe blanc au beau milieu d'un électorat foncièrement communiste…
J'ai tenté d'en savoir plus long sur ce Vladimir Belanovitch qui a manifestement joué un rôle important dans la vie du futur président. J'ai seulement réussi à savoir qu'il est mort le 13 juin 1960 et a été enterré au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, dans le caveau n? 5746 où l'a rejoint sa femme Ludmilla Poutiatine, décédée le 29 janvier 1984. L'existence de cette femme a surpris Jacques Chirac qui n'en avait jamais entendu parler…
Belanovitch transforme le jeune Chirac en stakhanoviste de la traduction. Il lui fait en effet traduire l'intégralité de l'œuvre de Pouchkine. « On pense généralement que Pouchkine n'a pas beaucoup écrit, c'est faux ! Son œuvre représente plus d'un mètre linéaire… », se souvient le président dont l'œil s'allume à l'évocation de son cher vieux professeur et de l'auteur de La Dame de pique . Il s'appesantit sur la traduction, faite l'année de ses 20 ans, d' Eugène Onéguine , roman en vers, écrit en 1820 lors de l'exil de l'écrivain en Bessarabie. Nul doute que Chirac ne se soit projeté dans le destin du héros romantique qui, de façon symétrique, a eu un précepteur français ayant fui la Révolution française alors que lui-même avait un précepteur russe ayant fui la Révolution bolchevique… Un héros qui affecte en tout l'indifférence et s'interroge sur le sens de sa vie, trouve qu'il a dilapidé sa jeunesse et a une « âme vieillie ». Laisse d'abord passer l'amour fou de Tatiana, puis, plus tard, lui écrit pour déclarer sa flamme. Mais, devenue l'épouse vertueuse d'un vieux général, Tatiana alors le rejette…
Jacques Chirac envoie sa traduction à une dizaine d'éditeurs. La moitié ne lui accuse pas même réception. L'autre lui envoie des lettres polies de refus.
Près d'un quart de siècle plus tard, alors qu'il vient d'être nommé pour la première fois à Matignon, Mme Esnous, sa secrétaire, qui avait auparavant été celle de Georges Pompidou, lui passe Claude Nielsen, patron des Presses de la Cité, un ami proche du président Pompidou.
« Cher Premier ministre, nous venons de découvrir une remarquable traduction d' Eugène Onéguine faite par vous. Je voudrais la publier avec une petite introduction de quelques pages…
– Vous ne l'avez pas voulue quand j'avais 20 ans, vous ne l'aurez pas maintenant ! »
Le président-directeur général des Presses de la Cité n'a pas été rebuté par ce premier refus et a continué d'« emmerder » le traducteur de Pouchkine. Le Premier ministre n'a pas cédé. « Pour dire la vérité, c'est probablement mieux ainsi, car je crois que cette traduction n'était pas très bonne », reconnaît-il. Je suis dans l'incapacité de dire si sa remarque relève de la coquetterie d'auteur ou si elle est conforme à la vérité, car je n'ai pas retrouvé cette traduction dont lui-même n'a pas conservé un exemplaire. Dans le bureau du président, on relève en revanche la trace de son intérêt ancien pour Pouchkine et Eugène Onéguine : sur une étagère, un coffret ressemblant à un gros et vieux livre, offert par Boris Eltsine, contient deux Eugène Onéguine , l'un dans une édition russe de 1834, l'autre, également russe, datant de 1934.
À chacun de ses voyages en Russie, Chirac ne manque pas une occasion de rappeler sa passion d'adolescence pour ce pays, sa langue, ses auteurs et sa culture. « Cette Russie que j'aime, dont j'ai dans ma jeunesse appris la langue, découvert les grands auteurs, admiré le destin grandiose… Depuis, vous le savez, votre grand pays tient dans mon cœur et dans ma vie une place à part… Aujourd'hui, nous pouvons renouer les fils du temps », déclare-t-il au Kremlin, le 26 septembre 1997, devant Boris Eltsine. Dans le même discours, il parle de la relation entre les deux pays, « pleine de passion, d'enthousiasme, parfois aussi de déchirements. À l'image, au fond, de ce que sont l'âme française
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