L'Insoumise du Roi-Soleil
I. Les saveurs de la jeunesse
L’histoire débute en 1682, alors que j’atteignais vingt ans, quittant l’âge d’or de l’enfance. Mais si j’écoute mon cœur, j’entends encore les mots que murmurait mon père au temps où, petite fille sage, je fermais les yeux :
— Il était une fois, Hélène...
En ces années heureuses, le feu rougeoyait dans la cheminée en pierre de ma chambre, au manoir de Saint Albert. Mon père était assis sur le bord du lit. Le parquet craquait et, par la fenêtre, je voyais les branches d’un chêne monumental prendre la mesure du vent et caresser de ses bois les milliers d’éclats de pierres précieuses qu’une corne d’abondance déposait chaque soir dans le ciel.
Avant que mon père ne vienne m’embrasser, il s’écoulait toujours un temps trop considérable pour une enfant. L’attente se nourrissait chez moi des ombres de la nuit. J’attendais par-dessus tout le retour de la pleine lune et de sa pâleur tenace qui couvrait ma chambre d’un linceul laiteux. Au contact de ce voile malicieux, et se servant d’un pouvoir que je croyais magique, mon décor familier devenait peu à peu le théâtre d’un conte fantastique. Les objets prenaient vie, mon histoire se mettait en route. Bientôt des êtres prodigieux se glissaient à mes côtés, rejoignant l’armée de génies qui avaient élu domicile dans les coffres encadrant mon lit. L’idée qu’ils puissent s’y cacher se justifiait dans mon esprit par leur origine : ils venaient d’Orient.
Un marchand vénitien, faisant commerce avec Byzance, les avait en effet vendus à mon père. L’un d’eux était évidemment empli de parfums, d’épices, de coton ; l’autre de miel, d’ambre et de cire. Ce marchand, je m’en souviens, était énorme et borgne. Un jour, il s’était présenté à Saint Albert en compagnie de deux Maures qui portaient à la ceinture des sabres tranchants. Mon père s’était moqué en me voyant effrayée, et pour me faire comprendre que nous n’avions rien à redouter, il m’avait invitée à le suivre alors qu’il recevait ce négociant rusé qu’il semblait connaître.
Les coffres avaient été descendus de l’attelage et posés en bas du grand escalier. Je n’en pouvais plus d’attendre qu’on les ouvre, mais avant, et d’une voix terrible, le Vénitien avait raconté les incroyables péripéties qui avaient émaillé son voyage.
À l’en croire, ayant décidé de quitter pour toujours son comptoir situé en Terre Sainte, il avait vidé son entrepôt – qu’il appelait fondachi en forçant son accent et en se frottant les mains – et tous les miracles acquis en Orient l’avaient accompagné. L’or, l’argent et la soie constituant le gros de sa cargaison si précieuse, il avait conclu une colleganza , autrement dit une alliance, avec un Génois qui lui proposait de faire escale dans les ports de l’Adriatique et dans l’île de Crète. Heureux, il croyait pouvoir trouver là d’autres richesses venues de la mer Noire, mais, en réalité, il s’agissait de cuir et de fers frappés dans les forges des dignes successeurs de Vulcain. « Et aussi d’esclaves du Caucase », souffla-t-il. L’affaire semblait en tout cas bien calculée. Par sécurité, le marchand avait ensuite rejoint un convoi protégé par un navire de guerre affrété par la ville de Venise. Hélas pour notre homme, au cœur d’une nuit plus noire que l’enfer, le ciel s’était couvert d’éclairs, et Dieu avait détourné son regard. Perdu au milieu des flots, le navire fantôme avait dû affronter les éléments déchaînés. Et bientôt, le mât principal s’était brisé et l’eau avait envahi les soutes. Tandis que les marins priaient, le marchand avait échangé son salut contre le délestage de sa cargaison. L’or, la soie et le coton, tout fut jeté à la mer. Sauf les deux fameux coffres qu’il caressait de son œil.
— Et les esclaves ? demanda mon père.
La mine faussement attristée, le marchand avait murmuré que le drame s’était heureusement produit avant qu’il en prenne livraison.
— C’est la preuve que Dieu ne t’a jamais abandonné, rétorqua le comte de Saint Albert. Il a livré son message et t’a laissé en vie pour que tu puisses sauver ton âme. Abandonne ce commerce honteux et contente-toi de livrer ce que la Nature et le travail des hommes nous donnent à contempler.
Fort de cette sentence, il reprit :
— Alors, qu’y a-t-il dans ces
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