L'Insoumise du Roi-Soleil
veillée. Et la grotte devint celle des maudits, sans que ton grand-père n’ait jamais eu à prononcer ce mot.
— Et l’on vint le déranger ?
— Jamais ! Grâce au Ciel. Et c’est ainsi que je suis né...
— Dans la grotte ?
— Conçu, simplement. Plus tard, tu comprendras...
— C’était donc votre mère qu’il retrouvait dans cette grotte ?
— Et ce sera notre secret... Maintenant qu’en déduis-tu ?
— Que les gens sont idiots !
— Je ne crois pas.
— Qu’ils ont tort de croire ?
— Peut-on nous enlever le plaisir d’espérer ? Tu dis non. Tu as raison. Alors, ce n’est pas la morale de cette histoire. Quelle est-elle, me demandes-tu ? En vérité, selon moi, ton grand-père n’aurait pas dû agir ainsi. Il a profité de son rang pour abuser ses gens. Il s’est appuyé sur de mauvaises croyances, sur la superstition et la peur. Cette attitude n’est pas digne. S’il faut retenir une idée, la voici : la noblesse dirige. C’est son droit et son devoir. Cependant, sa mission ne se conçoit pas à son seul avantage. Elle doit aider l’homme à s’affranchir de l’ignorance et à gouverner, non par la force, mais avec sagesse. Elle doit aider chaque enfant de Dieu, y compris le plus humble, à exercer son jugement et à penser librement en son âme et conscience.
— C’est pour cela qu’il faut savoir lire et écrire ?
— Oui, car on ne peut emprisonner l’esprit.
Il me montra alors les armes accrochées aux murs :
— Je les ai rangées puisque le joug et la peur sont moins forts que la raison de l’honnête homme.
Ainsi, et pareillement à chaque jour, une leçon s’acheva où, comme souvent, la liberté de conscience s’était invitée – car le sujet restait brûlant. Le Royaume de France avait connu les guerres de religion et la Fronde des grands seigneurs. Une page semblait tournée. Mais au fond, le sujet principal n’était pas réglé. De sourdes rancœurs continuaient de ravager les esprits. Il suffisait d’un rien pour que ressurgisse la guerre fratricide entre les protestants et les catholiques. Peu après, une cruelle affaire dont je parlerai bientôt m’en fournirait la démonstration. Mais j’ignorais encore combien ce drame de l’histoire, dont je révélerai aussi des aspects inconnus, bouleverserait ma vie.
Cette tolérance, qui manqua tellement à notre siècle et dont je crains, après tant de terribles découvertes, que les effets secrets et mortels perdurent après nous, servait de modèle à Pierre de Montbellay. Mon père, partisan du savoir, agissait pareillement dans ses autres fonctions. Ainsi, il concevait son rang comme une sorte de mission chevaleresque et vertueuse. Servir plutôt que se servir était sa règle, à commencer par ceux qu’il protégeait, et nombreux se présentaient à l’appel.
Puiseurs infatigables, creusant la tourbe du marais ; gardes au regard acéré veillant sur les champs avant la moisson ; mêtiviers prenant leur suite pour battre les blés ; lamballais façonnant les fossés et les haies, laboureurs, semeurs ; bœutiers suivant le pas lent du troupeau ; saigneurs de porcs aux mains inquiétantes... et tant d’autres emplois de la campagne travaillaient au rythme lent des saisons, chacun y trouvant sa place. Saumur, la grande cité voisine, appréciait le blé, les fruits et le vin que produisait, sans faiblir, la terre grasse et féconde de nos champs. La prospérité et le bonheur de cette communauté d’âmes étaient connus au-delà de ses frontières et, de loin, une multitude de petits métiers, d’artistes, de commerçants, de marchands de rêve passaient, hiver comme été, divertir et soulager de quelques pièces sonnantes et trébuchantes les hommes et les femmes pourtant fort dégourdis de Saint Albert.
Libraires ambulants, écouteuses des Trépassés qui rapportaient sérieusement les paroles des morts, maquignons, sabotiers, ménétriers dont la musique faisait battre le cœur des jeunes villageoises, vieilles femmes au dos arrondi par la charge des colis, montreurs d’ours au teint mat dont le regard se forçait à être sombre, diseuses d’aventures, rebouteux et restaurateurs de corps humains, filles maquillées et soumises, matrones au sein gorgé de lait... tous les peuples colorés de la ville, envoûtants et parfois inquiétants, se pressaient sur les terres de ce pays accueillant, et tous contribuaient à l’harmonie d’une vie enjouée et heureuse, celle de l’Anjou,
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