L'Insoumise du Roi-Soleil
notre bibliothèque : Miscent autumni et veris honores 1 . Pas une formule ne pouvait mieux définir mon enfance. Je vivais le printemps de ma vie, protégée par mon père qui , lui , abordait la saison de l’automne. Je profitais de ses dons et de ceux qui m’entouraient. La terre de Saint Albert était riche, le pays vallonné, le bétail ni hargneux ni rogneux 2 , les récoltes abondantes, les saisons idéalement organisées, l’habitant accort et le climat clément.
J’étais connue de tous, saluée et protégée. J’étais la fille unique de Pierre de Montbellay, noble seigneur d’Anjou.
Parfois, mon père essayait de m’en apprendre davantage sur nos biens. Il me prenait par la main et, marchant d’un pas vif, me conduisait dans l’ancienne salle des gardes où mon arrière-arrière-grand-père avait abrité plus de cent soldats. Il n’en restait qu’une cheminée monumentale, où deux bœufs auraient pu rôtir debout, et un lot de lances, de piques, de hallebardes, de massues cloutées, d’armures rouillées qui se battaient en duel sur les murs. La pièce était voûtée. Elle servait désormais de salle d’armes où le comte taquinait l’épée non sans adresse. Nos pas résonnaient pendant que nous approchions d’une très grande carte peinte où figuraient les points extrêmes du domaine. Le nombre additionné des lieues qui formaient le périmètre de Saint Albert me donnait le tournis. À quoi bon compter ? Chaque vache avait son veau et donnait son lait, le blé était rentré aux mois chauds avant d’avoir subi les assauts de l’orage, la vigne nous occupait jusqu’aux premiers frissons de l’hiver.
Pour moi, ce n’était qu’un jardin, une terre de jeux baignée par la Loire et limitée par les alentours de Saumur, mais mon père insistait. Il voulait que j’apprenne, que je sache. La carte était faite pour cela, et pour l’éducation de chaque génération.
Cette carte ressemblait d’autant plus à celle d’un trésor que son encadrement était magnifiquement ciselé. Selon moi, sa plus grande richesse se trouvait non dans la description d’un riche patrimoine, mais dans ses reflets dorés et dans les multiples détails colorés et croquis agrémentant une étude minutieuse qui racontait Saint Albert. Ainsi, un pré ne s’imaginait pas sans ses bovins ; un ruisseau sans ses pêcheurs ; et un bois sans son gibier...
Ce tableau en forme d’histoire avait aussi été enluminé, il y a fort longtemps, par un moine de passage, en remerciement des bienfaits hospitaliers de Saint Albert. Des noms, peints en lettres gothiques, indiquaient les lieux-dits : marais de la Sorcière, prairie du Dernier Soupir, chemin du Revenant... Je préférais observer la peinture naïve des vaches grasses, des moutons à la laine épaisse, des champs gorgés de foin, symboles de l’opulence.
Mon père égrenait la liste de nos biens – trente fermes, un moulin, deux ruisseaux se jetant dans la Loire voisine, des centaines d’ares de forêt, et j’en oublie. Bercée par sa récitation, je laissais voguer mon imagination.
Plus le temps passait, plus mon œil s’habituait aux détails du tableau. Mais je n’en fis jamais le tour, chaque observation m’ouvrant de nouveaux horizons.
Parmi différentes scènes, le moine avait notamment peint la saison de l’automne. J’attendis quatorze ou quinze ans pour m’intéresser à ces vendangeurs, allongés dans l’herbe et buvant le vin du paradis, ce tirage enivrant issu du premier pressage du raisin. Ils étaient d’humeur joyeuse et, un pichet dans une main, invitaient de gentes demoiselles à les rejoindre. L’une d’elles me semblait quelque peu dévêtue. Chemise ouverte et gorge nue, elle s’avançait vers un de ses compagnons qui, lui-même, ne portait plus que ses sabots.
— Que regardes-tu, ma fille, aussi intensément ? J’espère au moins que tu es attentive à mes leçons.
Mon père chercha à son tour sur le tableau ce qui avait pu me plonger dans une muette contemplation.
— Que cache cet endroit ? balbutiai-je.
— Lequel ? gronda-t-il en sondant son chef-d’œuvre.
— Ici. La grotte des Maudits...
Et je montrai du doigt un point situé au nord du domaine, à l’opposé exact de la scène bacchanale dont je tentai confusément d’imaginer la suite.
— Ah ! ceci, lança mon père d’une voix soulagée. Eh bien, il vaut mieux ne pas en parler. Ou plutôt, si. Tu viens de trouver ce que je déteste le
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