L'ombre du vent
réveiller à l'aube, bouillant de rage,
avec l'envie de déclarer au monde ses vrais sentiments, d'affronter M. Ricardo
Aldaya et de lui avouer qu'il n'éprouvait aucun intérêt pour sa fortune, ses
plans d'avenir et sa compagnie, qu'il ne voulait que Penélope et qu'il avait
l'intention l’emmener très loin de ce monde vide et fermé où son père la
retenait prisonnière. La lumière du jour dissipait son courage.
Julián
se confiait parfois à Jacinta, qui s'attachait à ce garçon plus qu'elle ne
l'eût voulu. Souvent, Jacinta s'éloignait momentanément de
Penélope et, sous prétexte d'aller chercher Jorge à la sortie du collège, elle
rencontrait Julián et lui remettait des messages. C'est ainsi qu'elle connut
Fernando qui, des années plus tard, quand elle attendrait dans l'enfer de Santa
Lucia la mort que lui avait prophétisée l'ange Zacarías, devait rester son seul
ami. D'autres fois, la gouvernante se débrouillait pour emmener Penélope avec
elle et faciliter une brève rencontre entre les deux jeunes gens, voyant
grandir un amour qu'elle n'avait pas connu, qui lui avait toujours été refusé.
Ce fut aussi à cette époque que Jacinta prit conscience
de la présence sombre et inquiétante de ce garçon silencieux que tout le monde
appelait Francisco Javier. Elle le surprenait en train de les espionner de
loin, de lire sur leurs visages et de dévorer Penélope des yeux. Jacinta
conservait une photographie que le portraitiste officiel des Aldaya, Recasens,
avait faite de Penélope et de Julián devant la porte de la chapellerie du
boulevard San Antonio. C'était une image innocente, prise à midi en présence de
M. Ricardo et de Sophie Carax. Jacinta la portait toujours sur elle.
Un
jour, tandis qu'elle attendait Jorge à la sortie du collège, la gouvernante
oublia son sac près de la fontaine et, en revenant le prendre, elle vit le
jeune Fumero rôder dans les parages en l'observant avec nervosité. Ce soir-là,
quand elle chercha la photo et ne la trouva pas, elle fut certaine que le
garçon l'avait volée. Quelques semaines plus tard, Francisco Javier s'approcha
de la gouvernante et lui demanda si elle pouvait faire parvenir à Penélope
quelque chose de sa part. Jacinta demanda de quoi il s'agissait, et le garçon
sortit un mouchoir dans lequel il avait enveloppé ce qui semblait être une
statuette en bois de pin. Jacinta reconnut Penélope et eut un frisson. Avant
qu'elle ait pu prononcer un mot, le garçon s'éloigna. En revenant à la maison
de l'avenue du Tibidabo, Jacinta jeta la statuette par la fenêtre de la
voiture, comme un morceau de viande avariée. Plus d'une fois, elle devait se
réveiller à l'aube, couverte à sueur, poursuivie par des cauchemars où le
garçon au regard trouble se jetait sur Penélope avec la brutalité froide et
indifférente d'un insecte.
Certains
soirs, quand Jacinta allait chercher Jorge et q ue celui-ci était en retard, elle
bavardait avec Julián. Lui aussi commençait à aimer cette femme à l'apparence dure,
et à lui faire plus
confiance qu 'à soi-même. Bientôt, quand un problème ou une ombre
quelconque venait assombrir sa vie, elle et Miquel Moliner furent les premiers, et parfois les seuls, à le savoir. Un jour, Julián conta à Jacinta qu'il avait vu sa mère et M. Ricardo semble dans la cour des fontaines, en train
d'attendre la sortie des élèves. M. Ricardo semblait prendre plaisir à la compagnie de Sophie, et Julián
s'en était ému, car il connaissait la réputation de don Juan de l'industriel et
son appétit vorace pour les délices de la gent féminine sans distinction de caste ou de condition, appétit auquel se ule semblait échapper sa sainte
épouse.
– J'expliquais à ta mère à quel point tu te sentais en dans ton nouveau collège.
En prenant congé, M. Ricardo leur avait fait un clin l'œil et
s'était éloigné avec un petit rire. Sa mère avait gardé le silence pendant tout le trajet de retour, mani festement choquée par les propos que lui avait tenus M. Ricardo Aldaya.
Sophie n'était pas seule à voir avec méfiance Julián s'attacher de plus en plus aux
Aldaya et négliger ses anciens amis du quartier et sa famille. Là où sa mère
exprimait silencieusement sa tristesse, le chapelier manifestait sa rancœur et
son dépit L'enthousiasme initial qui avait marqué l'extension de sa clientèle
au gratin de la société barcelonaise s'était vite évaporé. Son fils n'était presque plus jamais
là, et Antoni
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