L'ombre du vent
années plus tard, la jeune femme devait décrire cette
vision à un Julián Carax de dix-huit ans, en se souvenant que le soir même du jour où elle
avait quitté la pension de la Ribera pour s'installer dans l'hôtel particulier
des Aldaya, elle avait appris que son amie Ramoneta avait été assassinée à
coups de couteau devant l'entrée et que son bébé était mort de froid dans les
bras du cadavre. En apprenante nouvelle, les locataires de la pension s'étaient
précipités pour se disputer les quelques affaires laissées par la défunte, avec
force cris, coups de poing et de griffes. La seule chose qu'ils négligèrent
était ce qui avait constitué son trésor le plus précieux : un livre.
Jacinta le reconnut, car souvent, la nuit, Ramoneta lui demandait de lui en
lire une ou deux pages. Ramoneta n’avait jamais appris à lire.
Quatre
mois plus tard naissait Jorge Aldaya, et bien que
Jacinta lui donnât toute la tendresse que ne sut jamais lui accorder la mère,
une dame éthérée qui lui semblait toujours prise au piège de sa propre image
dans le miroir, la nounou comprit que ce n'était pas là l'enfant que Zacarías
lui avait promis. Ces années-là, Jacinta dit adieu à sa jeunesse et se mua en une
autre femme qui ne gardait de la précédente que le nom et le visage. La Jacinta
d'autrefois était restée dans la pension du quartier de la Ribera, morte comme
Ramoneta. Elle vivait désormais à l'ombre de la splendeur des Aldaya, loin de
cette ville sinistre qu'elle avait appris à tant haïr et dans laquelle elle ne
s'aventurait même pas lors de son jour libre, une fois par mois. Elle apprit à
exister à travers les autres, à travers cette famille qui possédait une fortune
dont elle pouvait à peine se faire une idée. Elle vivait dans l'attente de cet
enfant, qui serait une fille, comme la ville, et à qui elle donnerait tout
l'amour que Dieu avait insufflé dans son âme. Parfois Jacinta se demandait si
cette paix somnolente qui dévorait ses jours, cette nuit de la conscience,
étaient ce que certains
appelaient le bonheur, et elle voulait croire que, dans son infini silence,
Dieu avait à sa manière répondu à ses prières.
Penélope
Aldaya vit le jour au printemps de 1903. A cette époque, M. Ricardo Aldaya
avait déjà acquis la maison de l'avenue du Tibidabo, cette villa dont les
autres domestiques étaient convaincus qu'elle se trouvait sous l'influence de
quelque puissant maléfice, mais que Jacinta ne craignait pas, car elle savait
que ce qu'ils prenaient pour un sortilège n'était rien d'autre qu'une présence
qu'elle seule pouvait voir en rêve : l'ombre de Zacarías, qui ne
ressemblait plus guère à l'homme dont elle se souvenait, car il se manifestait
désormais sous les traits d'un loup dressé sur ses pattes de derrière.
Penélope
était une enfant fragile, pâle et délicate. Jacinta la voyait grandir comme une
fleur en plein hiver. Des années durant, elle la veilla toutes les nuits,
prépara personnellement ses repas, cousit ses robes, resta à ses côtés quand elle attrapa mille et une
maladies, quand elle prononça ses premiers mots, quand elle devint femme. Mme
Aldaya n'était qu'un élément du décor,
un personnage secondaire qui entrait et sortait selon les indications de la
mise en scène. Avant d'aller se coucher, elle allait souhaiter bonne nuit à sa
fille et lui assurait qu'elle l'aimait plus que tout au monde, qu'elle était ce
qu'il y avait de plus important dans l'univers. Jacinta ne dit jamais à
Penélope qu'elle l’aimait. La gouvernante savait qu'aimer vraiment c'est aimer
en silence, avec des actes et non des mots. Secrètement, Jacinta méprisait Mme
Aldaya, cette créature vaniteuse et vide qui vieillissait dans les couloirs de
la villa sous le poids des bijoux avec lesquels son époux, qui courait la
prétentaine depuis des années, la faisait taire. Elle la détestait parce que,
entre toutes les femmes, Dieu l'avait choisie pour donner le jour à Penélope,
tandis que son propre ventre, le ventre de la véritable mère, restait stérile.
Avec le temps, comme si les paroles de son mari avaient été prophétiques,
Jacinta perdit jusqu'aux apparences d'une vraie femme. Elle avait maigri et
pris l'aspect que donne la peau flétrie sur les os. Ses seins avaient fondu
pour devenir de simples plis, ses hanches ressemblaient à celles d'un garçon,
et ses formes dures et anguleuses n'attiraient même plus le regard de M.
Ricardo Aldaya, dont on
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