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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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savait pourtant qu'il lui suffisait de flairer un peu
de chair fraîche pour se précipiter comme un taureau furieux, expérience dont
toutes les servantes de la maisonnée et celles de ses connaissances avaient
fait les frais. C'est mieux ainsi se disait Jacinta. Elle n'avait pas de temps
à perdre avec des bêtises.
    Tout
son temps, elle le réservait à Penélope. Elle lui faisait la lecture,
l'accompagnait à chaque pas, lui donnait son bain, l'habillait, la
déshabillait, la menait promener, la couchait et la réveillait. Tout le monde
la prenait pour une nounou un peu maniaque, une vieille fille sans autre vie
que son emploi, mais nul ne connaissait la vérité : Jacinta n'était pas
seulement la mère de Penélope, elle était sa meilleure amie. Dès que la petite
fille put parler et lier deux pensées entre elles, ce qui arriva beaucoup plus
tôt que chez aucun bébé dont Jacinta se souvenait, toutes deux partagèrent leurs
secrets, leurs rêves et leurs vies.
    Cette
union ne fit que croître avec le temps. Quand Penélope atteignit l'adolescence,
elles étaient devenues inséparables. Jacinta vit Penélope s'épanouir pour
devenir une femme dont la beauté et le rayonnement n'étaient pas seulement
évidents à ses yeux amoureux. Penélope était la lumière. Dès le premier moment
où ce garçon énigmatique prénommé Julián entra dans la maison, elle sentit
qu'un courant s'établissait entre lui et Penélope. Un lien les unissait,
semblable à celui qui l'unissait elle-même à Penélope, et pourtant différent.
Plus intense. Dangereux. Au début, elle crut qu'elle parviendrait à haïr le
jeune homme, mais très vite elle comprit qu'elle ne détestait pas Julián Carax
et qu'elle ne pourrait jamais le détester. A mesure que Penélope cédait au
charme de Julián, Jacinta se laissa également entraîner et, bientôt, elle ne
désira plus que ce que désirait Penélope. Nul n'y avait prêté attention, mais,
comme toujours, l’essentiel avait été décidé avant même que commence
l’histoire, et désormais il était trop tard.
    Bien
des mois de regards et de vains soupirs devaient s'écouler avant que Julián
Carax et Penélope puissent se retrouver seuls. Ils vivaient au gré des hasards.
Ils se rencontraient dans les couloirs, s'observaient, chacun à une extrémité
de la table, se frôlaient en silence, se devinaient
dans l'absence. Ils échangèrent leurs pre mières
paroles dans la bibliothèque de la maison de l'avenue du Tibidabo, un soir
d'orage où la « Villa Penélope » baignait dans la lueur de bougies, à
peine quelques secondes volées à la pénombre, durant lesquelles Julián crut
lire dans les yeux de la jeune fille la certitude que tous deux ressentaient la
même émotion, qu'ils étaient dévorés par le même secret. Personne ne semblait
s'en apercevoir. Personne à part Jacinta, qui voyait avec une inquiétude
grandissante le jeu des regards que Penélope et Julián tissaient à l’ombre des
Aldaya. Elle craignait pour eux.
    A cette
époque, Julián passait déjà des nuits blanches à écrire de minuit au petit jour
des récits où il épanchait son âme pour Penélope. Ensuite, sous un prétexte
quiconque, il allait avenue du Tibidabo, où il attendait le moment propice pour
se glisser en catimini dans la chambre de Jacinta et lui confier les feuilles
afin qu'elle les remette à la jeune fille. Parfois Jacinta lui donna son tour
un billet de Penélope qu'il lisait et relisait sa fin. Ce jeu devait durer des
mois. Pendant ce temps dérobé au destin, Julián faisait l'impossible pour être
près de Penélope. Jacinta l'aidait, elle voulait voir Penélope heureuse,
maintenir cette lumière vivante. Julián, quant à lui, sentait que l'innocence
sans gravité du début disparaissait et qu'il devenait nécessaire de céder du
terrain. C'est ainsi qu'il mentit à M. Ricardo sur ses projets d'avenir,
afficha un enthousiasme feint pour la banque et les finances, simula envers
Jorge Aldaya une affection et un attachement qu'il ne ressentait pas afin de
justifier sa présence quasi constante dans la maison, dit seulement ce que les
autres souhaitaient lui entendre dire, lut dans leurs regards et leur désirs,
mit son honnêteté et sa sincérité à la merci de ses imprudences, comprit qu'il
vendait son âme par morceaux, tout en craignant, s'il parvenait un jour à
mériter Penélope, que plus rien ne reste du Julián qui l'avait vue pour la
première fois. Il lui arrivait de se

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