L'ombre du vent
la
vaisselle dans le petit évier de marbre de la cuisine pour la laver. Revenant
dans la grande pièce, j'éteignis la lumière et m'assis dans le vieux fauteuil
de mon père. L'haleine de la rue agitait les rideaux. Je n'avais pas sommeil,
ni envie d'aller me coucher. J'allai au balcon et regardai la clarté diffuse
qui tombait des réverbères, sur la Puerta del Angel. La silhouette se découpait
en formant une tache d'ombre sur les pavés de la chaussée, immobile. Le
rougeoiement ténu de la braise d'une cigarette se reflétait dans ses yeux. Elle
était vêtue de noir, une main dans la poche de sa veste, l'autre tenant la
cigarette dont la fumée bleutée tissait une toile d'araignée autour d'elle.
Elle m'observait en silence, le visage masqué par le contre-jour de l'éclairage
de la rue. Elle resta là pendant presque une minute, fumant avec nonchalance,
son regard rivé au mien. Puis, au moment où les cloches de la cathédrale
sonnaient minuit, la silhouette fît, de la tête, un léger signe d'acquiescement
un salut derrière lequel je devinai un sourire que je ne pouvais voir. Je
voulus répondre, mais j'étais paralysé L'ombre fit demi-tour et je la vis
s'éloigner en boitillant. Toute autre nuit que celle-là, je me serais à peine
aperçu de la présence de cet inconnu ; mais dès que je l'eus perdu de vue
dans le brouillard, je sentis mon front se couvrir d'une sueur froide, et la
respiration me manqua. J'avais lu une description identique à cette scène dans L'Ombre du
Vent. Dans le récit, le héros se mettait toutes les nuits au
balcon, à minuit, et découvrait qu'un inconnu l'observait dans la pénombre,
fumant nonchalamment. Son visage restait masqué par l'obscurité, et seuls ses
yeux étaient perceptibles dans la nuit, pareils à des braises. L'inconnu restait
là, la main droite dans la poche d'une veste noire, puis s'en allait en
boitant. Dans la scène à laquelle je venais d'assister, c et inconnu
aurait pu être n'importe quel noctambule, une silhouette sans visage ni
identité. Dans le roman de Carax, il était le diable.
6
Un sommeil
lourd d'oubli et la perspective de voir Clara dans l'après-midi me persuadèrent
que cette apparition était due au hasard. Peut-être cette manifestation
inattendue de mon esprit fébrile n'était-elle qu'un signe parmi d'autres de la
poussée de croissance promise et espérée qui, selon toutes les voisines
d'escalier, devait faire de moi un homme, sinon de bien, du moins bien fait. A
sept heures tapantes, vêtu de mes plus beaux habits et répandant des effluves
d'eau de Cologne Dandy pour Homme empruntée à mon père, je me présentai au
domicile de M. Gustavo Barceló, prêt à faire mes débuts de lecteur mondain et
d'habitué des salons. Le libraire et sa nièce partageaient un vaste appartement
sur la Plaza Real. Une domestique en uniforme, portant coiffe et arborant une
vague expression de légionnaire, m’ouvrit la porte avec une révérence, comme au
théâtre.
– Vous
devez être le jeune monsieur Daniel, dit-elle. Je suis Bernarda, pour vous
servir.
Bernarda
affectait un ton cérémonieux, avec unaccent de Cáceres à couper au
couteau. En grande pompe, elle me guida à travers la résidence des Barceló.
L'appartement, au premier étage, faisait le tour de l'immeuble, décrivant un
cercle de galeries, de salons et de couloirs qui m'apparurent, à moi qui étais
habitué à notre modeste domicile familial de la rue Santa Ana, comme un petit
Escurial. On pouvait constater que M. Gustavo, outre les livres, les incunables
et toutes les sortes possibles de curiosités bibliophiliques, collectionnait
également statues, tableaux et retables, ainsi qu'une faune et une flore
abondantes. Je suivis Bernarda à travers une galerie où une végétation
foisonnante et des spécimens des tropiques composaient un véritable jardin
d'hiver. La verrière de la galerie diffusait une lumière dorée et vaporeuse.
Les échos languides d'un piano flottaient dans l'air, égrenant les notes avec
indolence. Bernarda s'ouvrait un passage dans la végétation en agitant ses bras
de docker en guise de machette. Je marchais sur ses talons, étudiant les
alentours, et je découvris la présence d'une demi-douzaine de félins et d'un
couple de cacatoès aux couleurs criardes et au format encyclopédique que
Barceló avait baptisés respectivement Ortega et Gasset, m'expliqua
la domestique. Clara m'attendait dans le salon, de
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