L'ombre du vent
finit par manifester la réprobation que lui inspiraient
mes relations avec Clara.
– Tu
devrais fréquenter des amis de ton âge, comme Tomás Aguilar que tu oublies et
qui est un garçon formidable, et non une femme qui est en âge de se marier.
– Quelle
importance peut avoir notre âge, si nous sommes bons amis ?
Ce qui me
chagrina le plus fut son allusion à Tomás,
parce qu'elle était juste. Cela faisait des mois que je n'allais plus me
promener avec lui, alors que nous avions été inséparables. Mon père m'observa
d'un air réprobateur.
– Daniel,
tu ne sais rien des femmes, et elle joue avec toi comme un chat avec un canari.
– C'est
toi qui ne sais rien des femmes, répliqua-je, offensé. Et encore moins de
Clara.
Nos
discussions sur ce sujet allaient rarement plus loin qu’un échange de reproches
et de regards. Quand je n’étais pas au collège ou avec Clara, je consacrais
tout mon temps à aider mon père à la librairie, j’allais livrer les commandes,
je faisais les commissions ou m’occupas des habitués. Mon père se plaignait que
je n’avais ni le cœur ni la tête à mon travail. Je rétorquais que je passais
toute ma vie dans la boutique et que je ne voyais pas de quoi il pouvait se
plaindre. Souvent, la nuit, quand je ne pouvais trouver le sommeil, je me rappelais
cette intimité, ce petit monde que nous avions partagé tous les deux dans les
années qui avaient suivi la mort de ma mère, les années du stylo de Victor Hugo
et des locomotives en fer-blanc. Je me les rappelais comme des années de paix
et de tristesse, celles d'un monde qui se défaisait, qui avait commencé à
s'évaporer depuis cette matinée où mon père m'avait emmené visiter le Cimetière
des Livres Oubliés. Le jour où il découvrit que j'avais offert le livre de
Carax à Clara, il se mit en colère.
– Tu m'as
déçu, Daniel. Quand je t'ai conduit dans ce lieu secret, je t'ai dit que le
livre que tu choisissais était un objet unique, que tu devais l'adopter et en
être responsable.
– J'avais
dix ans, papa, et c'était juste un jeu.
Mon père
me regarda comme si je l'avais poignardé.
– Et
maintenant que tu en as quatorze, non seulement tu continues d'être un enfant,
mais tu es un enfant qui croit être un homme. Tu vas t'attirer bien des
déboires dans la vie, Daniel. Et très vite.
A cette
époque-là, je voulais croire que mon père était malheureux de me voir passer
tant de temps avec les Barceló. Le libraire et sa nièce vivaient dans un monde
de luxe qu'il ne pouvait connaître que de loin. Je pensais qu'il supportait mal
que la bonne de M. Gustavo se comporte avec moi comme si elle était ma mère, et
qu'il était blessé que j'accepte que quelqu'un puisse jouer ce rôle. Parfois,
pendant que je vaquais dans l’arrière-boutique à faire des paquets ou à
préparer un envoi, j'entendais un client plaisanter avec mon père.
– Sempere,
il vous faut chercher une bonne épouse, ce ne sont pas les veuves en bonne
santé et dans la fleur de l'âge qui manquent aujourd'hui, vous savez ce que je
veux dire. Une femme gentille à la maison, ça vous change la vie, mon vieux, et
ça vous rajeunit de vingt ans. C'est incroyable ce que peut faire une paire de
nichons...
Mon père
ne répondait jamais à ces insinuations, mais moi, elles me paraissaient de plus
en plus sensées. Une fois, au cours d'un de ces dîners qui s'étaient
transformés en combats de silences et de regards à la dérobée, je mis la
question sur le tapis. Je croyais que si la suggestion venait de moi, cela
faciliterait les choses. Mon père était bel homme, il était propre et soigné,
et je voyais bien que plus d'une femme du quartier lui faisait les yeux doux.
– Tu n'as
pas eu de mal à trouver un substitut à ta mère, répliqua-t-il avec amertume.
Mais pour moi ce n'est pas le cas, et ça ne m'intéresse pas du tout d'en
chercher un.
A mesure
que le temps passait, les sous-entendus de mon père et de Bernarda, et même
ceux de Barceló, commencèrent à faire leur chemin en moi. Quelque chose, dans
mon for intérieur, me disait que je m'étais engagé dans une impasse, que je ne
pouvais espérer que Clara voie en moi autre chose qu'un garçon qui avait dix
ans de moins qu'elle. Je sentais qu'il me devenait chaque jour plus difficile
d'être à ses côtés, de supporter le frôlement de ses mains ou le contact de son
bras quand nous nous promenions. Vint un moment où la simple proximité se
traduisit par une
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