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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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majeures. Certaines
après-midi, nous lisions à peine et nous contentions de bavarder, ou même de
sortir faire quelques pas sur la place, de nous promener jusqu'à la cathédrale.
Clara aimait s'asseoir pour écouter les gens chuchoter dans le cloître, ou
deviner l'écho des pas entre les façades de pierre des ruelles. Elle me
demandait de lui décrire les façades, les passants, les voitures, les magasins,
les lampadaires et les vitrines. Souvent, elle me prenait le bras et je la
guidais dans notre Barcelone particulière, celle que seuls elle et moi pouvions
voir. Nous terminions toujours dans une crémerie de la rue Petritxol, en
partageant une assiette de crème ou une brioche avec des beignets au miel.
Parfois les gens nous regardaient d'un drôle d'air, et plus d'un serveur
narquois parlait de Clara comme de « ta grande sœur », mais je me
moquais des plaisanteries et des insinuations. D'autres fois, malice ou
penchant morbide, Clara me faisait des confidences extravagantes que je ne
savais pas bien comment prendre. Un de ses sujets favoris était un étranger, un
individu qui l'abordait parfois dans la rue quand elle était seule et lui
parlait d'une voix cassée. Le mystérieux individu, qui ne disait jamais son
nom, lui posait des questions sur M. Gustavo, et même sur moi. Un jour, il lui
avait caressé la gorge. Ces histoires me faisaient souffrir le martyre. Une
autre fois, Clara m'assura qu'elle avait demandé au prétendu étranger de la
laisser lire son visage avec ses mains. Il avait gardé le silence, et elle
avait interprété cela comme un assentiment. Quand elle avait tendu les mains
vers la figure de l'inconnu, celui-ci l'avait arrêtée net. Clara avait cru
palper du cuir.
    – Comme
s'il portait un masque en parchemin, disait-elle.
    Clara
jurait sur tout ce qu'elle avait de plus sacré qu'elle disait la vérité, et je
cédais, torturé par l'image de cet inconnu à l'existence douteuse qui se
permettait de caresser ce cou de cygne, et peut-être plus, allez savoir, alors
que j'avais seulement le droit d'en rêver. Si j'avais pris le temps de
réfléchir un peu, j'aurais compris que ma dévotion pour Clara n'était qu'une
source de souffrance. Mais je ne l'en adorais que plus, à cause de cette
éternelle stupidité qui nous pousse à nous accrocher à ceux qui nous font du
mal. Tout au long de l'été, je n'eus peur que d'une chose : du jour de la
rentrée des classes qui m'empêcherait de passer de longues heures avec Clara.
     
     
    Bernarda,
qui cachait un naturel de mère poule sous une apparence sévère, finit par me
prendre en affection à force de me voir tout le temps, et, à sa façon, décida
de m'adopter.
    – On voit
bien que ce garçon n'a pas de mère, disait-elle à Barceló. Il me fait de la
peine, le pauvre petit.
    Bernarda
était arrivée à Barcelone peu après la guerre, fuyant la pauvreté et un père
qui, dans ses bons jours, la battait comme plâtre et la traitait d'idiote, de
laideron et de truie, et, dans ses mauvais jours, ceux où il avait trop bu,
l'acculait dans la porcherie pour la tripoter jusqu'à ce qu'elle pleure de
terreur et qu'il la laisse aller en lui disant qu'elle était une mijaurée et
une imbécile, comme sa mère. Barceló l'avait rencontrée par hasard, alors
qu'elle travaillait à un étal de légumes sur le marché du Borne et, se fiant à
son intuition, il lui avait offert de la prendre à son service.
    – Nous
ferons comme dans Pygmalion, annonça-t-il. Vous serez mon Eliza
et moi votre professeur Higgins.
    Bernarda,
dont l'appétit littéraire se satisfaisait de la lecture de la presse
dominicale, le regarda d'un air soupçonneux.
    – Dites
donc, on a beau être pauvre et ignorante, on sait se tenir décemment.
    Barceló
n'était pas exactement George Bernard Shaw ; mais s'il n'avait pas pu
doter sa pupille de la diction et du port majestueux de Manuel Azaña, premier
président de la République espagnole, ses efforts avaient néanmoins fini par
dégrossir Bernarda et lui enseigner les manières et les façons de parler d'une
domestique de province. Elle avait vingt-huit ans, mais elle m'a toujours paru
en avoir dix de plus, rien que par son regard. Elle était assidue à la messe,
et sa dévotion envers la Vierge de Lourdes frisait le délire. Elle se rendait
tous les jours à la basilique de Santa Maria del Mar pour entendre le service
de huit heures, et se confessait trois fois par semaine au minimum. M. Gustavo,
qui se

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