L'ombre du vent
Augusta, tandis que nous gagnions les hauteurs de la ville. Le jour
se levait et une brise fraîche revêtait le ciel d'un bleu ardent. Arrivé rue
Ganduxer, le chauffeur tourna à droite et nous entreprîmes la lente ascension
vers la promenade de la Bonanova.
Le collège San Gabriel s'élevait au milieu des arbres au bout de la rue
étroite et sinueuse qui montait de la Bonanova. La façade, criblée de fenêtres
minces comme les lames de couteau, dessinait les formes d'un palais gothique en
briques rouges, dont les arcs et les tourelles s'élevaient telles des flèches
de cathédrale au-dessus bouquet de platanes. Nous congédiâmes le taxi et
pénétrâmes dans le jardin ombragé, parsemé de fontaines d'où émergeaient des
chérubins couverts de mousse, et de sentiers dallés qui serpentaient parmi les
arbres. Fermín me résuma le passé de l'institution en m’administrant une de ses
habituelles leçons magistrales d'histoire sociale.
– Même si, aujourd'hui, vous trouvez qu'il ressemble au mausolée de
Raspoutine, le collège San Gabriel a été en son temps l'une des institutions
les plus prestigieuses et les plus chics de Barcelone. Son déclin a commencé à
l'époque de la République, parce que les nouveaux riches du moment, industriels
et banquiers aux noms trop neufs dont il avait refusé de recevoir les rejetons,
ont décidé de créer leurs propres écoles où ils seraient traités avec respect
et pourraient à leur tour refuser la place aux autres. L'argent agit comme
n'importe quel virus : après avoir pourri l'âme de celui qui l'héberge, il
part à la recherche de sang frais. Dans ce monde, un nom dure moins qu'une
dragée. A ses heures fastes, disons entre 1880 et 1930, le collège San Gabriel
accueillait la crème des enfants des vieilles familles nanties de solides
coffres-forts. Les Aldaya et compagnie venaient en ce lieu sinistre fraterniser
avec leurs pairs, entendre la messe et apprendre l'histoire pour pouvoir la
reproduire ad nauseam .
– Mais Julien Carax n'en faisait pas précisément partie, fîs-je observer.
– Parfois, ces nobles institutions offrent une ou deux bourses au fils du
jardinier ou d'un cireur de chaussures afin de démontrer leur grandeur d'âme et
leur générosité chrétienne, avança Fermín. Le moyen le plus efficace de rendre
les pauvres inoffensifs est de leur apprendre à vouloir imiter les riches.
C'est là le poison qui permet au capitalisme d'aveugler les...
– Ne vous embarquez pas dans des théories sociales, Fermín, car si l'un de
ces bons pères nous entend, on nous jettera dehors à coups de pied,
l'arrêtai-je, en remarquant que deux prêtres nous observaient avec curiosité et
circonspection du haut des marches qui menaient à l'entrée du collège, et en me
demandant s'ils avaient distingué quelque chose de notre conversation.
L'un d'eux s'avança en arborant un sourire poli, mains croisées sur la
poitrine dans un geste épiscopal. Il devait avoir la cinquantaine, et sa
maigreur et son crâne dégarni lui donnaient l'allure d'un oiseau de proie. Son
regard était pénétrant, et il répandait une odeur d'eau de Cologne fraîche et
de naphtaline.
– Bonjour. Je suis le père Fernando Ramos, annonça-t-il. En quoi puis-je
vous être utile ?
Fermín lui tendit une main que le prêtre étudia brièvement avant de la
serrer, toujours retranché derrière son sourire glacial.
– Fermín Romero de Torres, conseiller bibliographique de Sempere &
fils, qui a l'immense plaisir de saluer respectueusement Votre Très Sainte
Excellence. Permettez-moi de vous présenter mon collaborateur et ami, Daniel,
jeune homme de grand avenir et de haute ferveur chrétienne.
Le père Fernando nous observa sans sourciller. J'aurais voulu rentrer sous
terre.
– Tout le plaisir est pour moi, monsieur Romero de Torres, répliqua-t-il
cordialement. Puis-je vous demander ce qui amène une si remarquable association
dans notre humble institution ?
– Très révérend père, nous essayons de retrouver deux anciens élèves du
collège San Gabriel : Jorge Aldaya et Julián Carax.
Le père Fernando pinça les lèvres et haussa un sourcil.
– Julián est mort depuis plus de quinze a Aldaya est parti en Argentine,
dit-il sèchement
– Vous les connaissiez ? s'enquit Fermín.
Le regard aigu du prêtre s'arrêta sur chacun de nous ayant de répondre.
– Nous avons
été camarades de classe. Puis-je connaître la raison de votre intérêt ?
J'en
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