L'ombre du vent
les plus riches non seulement de
Barcelone, mais de toute l’Espagne, dont l'empire d'industries textiles formait
une chaîne de citadelles et de colonies tout au long des rivières et des
fleuves de la catalogne. De sa main droite il tenait les rênes des branques et
des propriétés douanières de la moitié de la province. De la gauche, toujours
en action, il tirait les ficelles de la députation, de la municipalité, de
divers ministères, de l’évêché et des autorités douanières du port.
Cette après-midi-là, ce visage aux moustaches exubérantes,
ces favoris royaux et cette tête dégarnie qui intimidaient tout le monde
avaient besoin d'un chapeau. M. Aldaya entra dans le magasin d'Antoni Fortuny
et, après s'être livré à une inspection sommaire des installations, laissa
tomber un regard sévère sur le chapelier et son aide, le jeune Julián, avant de
prononcer ces mots : « On m'a dit que c'est d'ici que, malgré les
apparences, sortent les meilleurs chapeaux de Barcelone. L'automne s'annonce
maussade et je vais avoir besoin de six hauts-de-forme, d'une douzaine de
chapeaux melon, de casquettes de chasseur et de quelque chose à porter aux Cortes
à Madrid. Vous notez, ou vous attendez que je vous le répète ? » Tel fut le début d'une active et lucrative relation qui vit le
père et le fils unir leurs efforts pour satisfaire la commande de M. Ricardo
Aldaya. Julián, qui lisait les journaux et à qui la position d'Aldaya n'avait
pas échappé, se dit qu'il ne pouvait faire défaut à son père en ce moment
crucial et décisif pour son commerce. Dès l'instant où le potentat avait
franchi le seuil de magasin, le chapelier s'était mis à léviter de joie. Aldaya
lui avait promis que, s'il était content, il recommanderait son établissement à
ses amis. Cela signifiait que la chapellerie Fortuny bondirait, du niveau d'un
commerce digne mais modeste, à celui des plus hautes sphères, coiffant les
têtes petites et grosses des députés, cardinaux et ministres. Les jours qui suivirent passèrent comme par enchantement. Julián n'alla pas en
classe et consacra des journées de dix-huit et vingt heures à travailler dans
l'atelier de la boutique. Son père, vaincu par l'enthousiasme, l'embrassait
même de temps en temps sans s'en rendre compte. Il alla jusqu'à offrir, pour la
première fois depuis quatorze ans, une robe et une paire de chaussures à sa
femme Sophie. Il était méconnaissable. Un dimanche, il oublia d'aller à la
messe, et l'après-midi, gonflé d'orgueil, prit Julián dans ses bras et lui dit,
les larmes aux yeux : « Grand-père serait fier de nous. »
L'une des opérations les plus complexes d'un point de vue
technique et politique, dans la science désormais disparue de la chapellerie,
consistait à prendre les mesures. M. Ricardo Aldaya avait, selon Julián, un
crâne dont la forme tenait à la fois du melon et du rocher. Dès qu'il avait
aperçu la tête du grand homme, le chapelier avait été conscient des
difficultés, et le soir même, quand Julián lui dit qu'elle lui rappelait
certains sommets désolés du massif de Montserrat, Fortuny ne put qu'être
d'accord.
« Père, avec tout le respect que je vous dois, vous
savez que j'ai la main plus sûre que vous pour prendre les mesures, car ça vous
rend nerveux. Laissez-moi faire. » Le chapelier accepta de bonne grâce et,
le lendemain, quand Aldaya arriva dans sa Mercedes Benz, ce fut Julián qui le
reçut et le conduisit dans l'atelier. En découvrant que ses mesures allaient
être prises par un garçon de quatorze ans, Aldaya se mit en colère.
« Quoi ?
Un gamin ? Vous vous payez de ma tête ? » Julián, qui était
conscient de la signification publique du personnage mais ne se sentait pas
pour autant intimidé, répliqua : « Monsieur Aldaya, pour se payer votre tête, il
faudrait qu'il y ait des cheveux dessus, car vous avez le caillou aussi nu que
la place des Arènes, et si nous ne vous faisons pas rapidement un jeu de
chapeaux, les gens vont confondre votre crâne avec l'esplanade de Cerdá »
En entendant ces mots, Fortuny faillit tomber raide. Aldaya, impavide, planta
son regard dans celui de Julián. Puis, à la surprise générale, il éclatait de
rire comme il ne l'avait pas fait depuis des années.
« Ce lascar ira loin, Fortuné », prédit Aldaya,
qui ne parvenait pas à retenir le nom du chapelier.
C'est ainsi qu'ils purent constater que M. Ricardo Aldaya
en avait
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