L'ombre du vent
». Chacun de nous avait son
histoire. J'avais obtenu une bourse grâce à mon père qui, pendant vingt-cinq ans, a travaillé aux cuisines de cette maison. Julián avait été accepté grâce à l'intercession de M. Aldaya, c lient de la chapellerie Fortuny, propriété de son père. C 'était une autre époque, évidemment, et, en ce temps- là, le pouvoir était concentré dans quelques familles et dynasties. Ce monde a disparu, ses derniers vestiges ont été emportés par la République, je suppose que c'est un bien. Tout ce qui en reste, ce sont ces noms sur les en têtes des entreprises, des banques et des sociétés ano nymes. Comme toutes les villes anciennes, Barcelone est une superposition de ruines. Les grandes gloires dont tant d'entre nous
s'enorgueillissaient, palais, usines et monuments, toutes ces choses auxquelles nous avions l'habitude de nous identifier, ne sont plus que
cadavres et reliques d'une civilisation éteinte.
Arrivé à ce point, le père Fernando se ménagea une pause solennelle, comme s'il attendait une réponse de la congrégation sous forme de citations latines ou d'une réplique
de son missel.
– Je ne peux que dire amen, car vous venez d'énoncer une grande vérité,
approuva Fermín pour nous sauver de ce silence gênant.
– Vous nous parliez de la première année de mon père au collège,
ajoutai-je sur un ton suave.
Le père Fernando acquiesça.
– Il se faisait déjà appeler Carax, bien que son véritable nom fût
Fortuny. Au début, quelques garçons se moquaient de lui pour cette raison et
aussi, je suppose, parce qu'il était un Mordenvie . Ils se moquaient aussi de moi parce que
j'étais le fils du cuisinier. Vous savez comment sont les enfants. Au fond de
leur cœur Dieu les a remplis de bonté, mais ils répètent ce qu'ils entendent
chez eux.
– De petits anges, ponctua Fermín.
– Quel souvenir avez-vous de mon père ?
– Mon Dieu, c'est si loin, tout ça... A l'époque le meilleur ami de votre
père n'était pas Jorge Aldaya, mais un garçon qui s'appelait Miquel Moliner.
Miquel venait d'une famille presque aussi riche que les Aldaya, et j'oserai
dire que c'était l'élève le plus extravagant que j'aie jamais vu dans cette
école. Le père supérieur le croyait possédé du démon parce qu'il récitait Marx
en allemand pendant la messe.
– Signe indubitable de possession, confirma Fermín.
– Miquel et Julián s'entendaient très bien. Nous nous réunissions parfois
pendant la récréation de midi, et Julián nous racontait des histoires. Ou alors
il nous parlait de sa famille et des Aldaya...
Le prêtre sembla hésiter.
– Même après avoir quitté l'école, Miquel et moi restâmes quelque temps en
contact. Julián était déjà parti pour Paris. Je sais que Miquel le regrettait,
il parlait souvent de lui et se rappelait les confidences qu'il avait jadis
reçues. Plus tard, quand je suis entré au séminaire, Miquel a dit que j'étais
passé à l’ennemi : il plaisantait, mais nous nous sommes tout de même
éloignés l'un de l'autre.
– Avez-vous été informé du mariage de Miquel avec une dénommée Nuria
Monfort ?
– Miquel, marié ?
– Ça vous étonne ?
– Je suppose que je devrais être étonné, mais... Je ne sais pas. A vrai
dire, cela fait des années je n'ai plus de ses nouvelles. Depuis avant la
guerre.
– Lui est-il arrivé, de prononcer devant
vous le nom de Nuria Monfort ?
– Non, jamais. Il n 'a jamais parlé de se marier, ni fait état d’une fiancée... Vous savez, je ne
suis pas vraiment sûr de bien faire en vous racontant tout cela. Ce sont des
choses que Julián et Miquel m'ont confiées à titre personnel, étant entendu
qu'elles resteraient entre nous...
– Vous refuseriez à un fils l'unique possibilité de récupérer la mémoire
de son père ? s'exclama Fermín.
Le père Fernando se débattait entre le doute
et, me sembla-t-il , l'envie de se souvenir, de retrouver ces jours disparus.
– Je suppose qu'après tant d'années cela n'a plus d’importance. Je me
souviens encore du jour où Julián nous a expliqué comment il avait connu les
Aldaya et combien, sans qu'il s'en rende compte, sa vie en avait été changée...
… Par une après-midi d'octobre 1914, une machine que
beaucoup prirent pour un catafalque monté sur roues s'arrêta devant la chapellerie
Fortuny. Il en émergea la figure altière, majestueuse et arrogante de M.
Ricardo Aldaya, déjà à l'époque un des hommes
Weitere Kostenlose Bücher