Même pas juif
tant d’autres. Des wagons à
bestiaux, des wagons à charbon, des wagons-citernes. Des
milliers de trains. Aucun ne m’a jamais conduit à Janina. Ni à
une quelconque montagne sucrée.
Quelque part en chemin, j’ai entendu l’histoire d’Hansel et
Gretel, et j’ai compris que la fin était un mensonge, que la
sorcière ne mourait pas dans le four.
Un beau jour, je me suis retrouvé dans la ville de Varsovie.
Les cratères avaient été rebouchés. Les ruines se dressaient
encore. Des camions et des charrettes les emportaient. Croyant
entendre une mitrailleuse, j’ai plongé sous une porte cochère.
C’était un marteau-piqueur. Des gens étaient avachis dans les
ruelles, mais ils n’étaient pas couverts de papier journal. Ils
dormaient pour de vrai.
Je suis tombé sur le ghetto. Le mur avait disparu. Je suis
entré. J’ai cherché la rue Niska. Ne l’ai pas trouvée. Ni notre
maison. Ni celle des orphelins. Ni le réverbère où Olek avait été
pendu. Ni le tapis sous lequel nous avions dormi. Il y avait des
ruines et il n’y avait rien. Même les mouches s’étaient envolées.
Dans mes trains, j’avais entendu parler du soulèvement.
Jusqu’alors, j’avais cru que j’étais le dernier à être sorti du
ghetto. J’ignorais que quarante mille personnes y vivaient
encore. Au printemps suivant, à l’époque où je transbahutais
des pierres pour le compte du fermier, les juifs s’étaient révoltés
contre les Bottes Noires à l’aide de pistolets volés et de cocktails
Molotov. Mais les Bottes Noires, avec leurs chars et leurs lance-
flammes, étaient trop nombreux, et la révolte s’était achevée dès
le mois de mai. Les gens avaient été conduits aux derniers
trains. Le ghetto avait cessé d’exister.
Debout dans le silence poussiéreux, j’ai enfin compris ce
que Youri avait fait. Ce dont il m’avait sauvé. J’ai compris que le
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Youri que je connaissais – le vrai Youri – n’était pas celui des
nazis. J’ai souri au souvenir de lui, ce dernier jour, mais habillé
de ses propres vêtements, montrant le poing aux tanks, plus
rouquin que jamais, redevenu visible, attirant sur lui l’attention
du monde entier.
Après avoir quitté le ghetto qui n’existait plus, j’ai erré dans
les mes de la ville. J’ai volé pour manger.
Un jour, sur un trottoir surpeuplé, j’ai senti une bouffée de
menthe. Je me suis arrêté net, ai regardé autour de moi, suis
revenu sur mes pas en courant. Ai scruté les visages. Ai reniflé.
Elle était bien là, la menthe. Un homme mâchouillait, des
résidus verts sur les lèvres. Un homme maigre et nerveux. À la
moustache blanchie. Aux yeux vides. Aux vêtements
déguenillés. Aux pieds nus, si sales que j’ai d’abord pensé qu’il
portait des chaussures ou des chaussettes. Disparu le gourdin.
Disparue la panse.
Je me suis planté devant lui. Il s’est arrêté.
— Gros lard !
Il n’a pas bougé la tête. A mollement baissé les yeux sur
moi.
— Gros lard ! ai-je répété en tirant sur ses hardes.
Son regard était mort.
— C’est moi, gros lard. Misha. Moi et Janina. Tu te
rappelles ?
Il n’a pas réagi. Je l’ai secoué.
— Gros lard ! Buffo ! Tu me hais. Tu veux me tuer. Me voici.
Tiens – saisissant sa paume, je l’ai posée sur mon crâne – tue-
moi.
Sa main a glissé, inerte, le long de son corps. Je lui ai lancé
un coup de poing dans l’estomac.
— Regarde, gros lard !
J’ai tiré de ma poche quelque chose que j’avais gardé toutes
ces années : le brassard, autrefois bleu et blanc, aujourd’hui
presque noir. Je l’ai enfilé sur ma manche.
— Regarde, gros lard ! Je suis juif. Tu dois me tuer.
Regarde !
Mais il ne regardait pas. Il a repris son chemin, m’a
bousculé, m’envoyant presque valser par terre, s’est éloigné. Je
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l’ai suivi des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la foule.
Ôtant le brassard, je l’ai laissé tomber sur le trottoir.
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Le monde retrouvait sa normalité, mais moi, je n’avais pas de
normalité à laquelle revenir. Ma normalité, c’était voler du pain
et boire l’eau des fossés. Peu à peu, j’ai appris les fourchettes et
l’argent, les brosses à dents et les toilettes.
De retour à la campagne, j’ai fait ce que je savais faire le
mieux. J’ai volé. Je raflais tout ce que je pouvais transporter. Je
suis devenu mon propre âne. Je tirais une petite carriole
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