Même pas juif
oreille. Souriante, elle a dit en hochant la tête :
— Nous vous avons entendu. Ça suffit. C’est fini.
Elles sont parties de leur côté, moi du mien. Je ne me suis
plus jamais posté au coin d’une rue.
Lorsque ma fille m’a trouvé, je garnissais des étagères dans
un supermarché.
193
45
— Papi ! Papillon ! Papillon !
Ma petite-fille m’appelle, dans la pièce voisine. Je me lève
de mon fauteuil pour voir ce qui se passe, cette fois encore.
— Regarde-moi !
Je regarde. Elle croit se tenir sur la tête, mais le bout de ses
tennis roses ne quitte pas le sol. Et, de nouveau, ça me rappelle
la fillette dont elle porte le nom.
Janina.
Je rangeais des boîtes de soupe dans l’allée numéro quatre,
quand une voix a retenti, derrière moi.
— Monsieur Milgrom ?
Je me suis retourné. Une jeune femme vêtue d’une robe
bleue légère et d’un coupe-vent, aux cheveux bruns, me
contemplait. Elle tenait par la main une petite fille. Celle-ci a
levé vers moi des yeux énormes qui ne clignaient pas.
— Papa ? a dit la jeune femme.
Je l’ai dévisagée.
— Je m’appelle Katherine. Je suis ta fille. Je te cherche
depuis des années. Voici ma fille, a-t-elle ajouté en poussant la
gamine devant elle. Wendy. Ta petite-fille.
— J’ai quatre ans, m’a annoncé la gosse. Qu’est-ce qui est
arrivé à ton oreille ?
— Wendy ! l’a réprimandée sa mère.
Une voix lointaine que seul moi entendais a répondu : « On
lui a tiré dessus par deux fois. D’abord un Bottes Noires. Puis
Youri. »
— Tu savais que t’étais mon grand-père ?
Encore une fois, j’ai été incapable de répondre.
— Eh ben, c’est comme ça. Salut !
Elle m’a tendu la main. J’ai tendu la mienne. Me la prenant,
194
elle l’a secouée une fois, rudement.
— Ravie de te rencontrer.
J’ai regardé sa mère.
— Tu n’étais pas au courant, pour moi, hein ? m’a-t-elle dit.
— Je…
Je me suis raclé la gorge.
— Je m’en doutais.
Son sourire était éblouissant.
— Et bien, me voici. J’ai vingt-cinq ans. Maman m’a tout
raconté de toi. Ça fait quatre ans que je garde quelque chose
pour toi.
T’ai hésité.
— Oui ?
— Le deuxième prénom de Wendy. Il est à prendre. Je
savais que, un jour, je te retrouverais. Elle attend depuis quatre
ans qu’on lui donne son deuxième prénom. Je veux que ce soit
toi qui le fasses.
— Janina, ai-je lancé.
Le rire de ma fille a ébranlé le supermarché.
— Je pensais que tu y réfléchirais au moins une minute.
Prenant le menton de la fillette dans sa main, elle l’a tourné
vers elle.
— Wendy Janina, a-t-elle murmuré en hochant la tête. Ainsi
soit-il.
La gamine a applaudi. A virevolté sur elle-même.
— Wendy Janina ! Wendy Janina !
— Nous vivons à Elkins Park, a repris Katherine. Nous
avons une chambre d’amis. Tu auras ta propre salle de bains.
J’ai planté là mon tablier. Elles m’ont pris chez elles.
Wendy Janina tente d’améliorer son poirier. Elle pousse sur
ses pieds un petit peu trop fort, effectue une galipette et
retombe sur le dos. Le bruit de sa chute sur le plancher dur
m’arrache une grimace. Du sol, ses yeux me cherchent. Sa lèvre
inférieure tremble. Elle hésite à pleurer. Secrètement, j’espère
presque qu’elle va pleurer. Je voudrais être le grand-père qui
séchera ses larmes.
195
Je lui tends les bras. Elle se relève et vient vers moi. Je la
hisse sur mes genoux. Elle pose sa tête contre mon torse. Elle ne
pleure pas, mais ça me suffit.
Je voudrais rester ainsi pendant un an, dix ans. Sauf qu’elle
saute sur ses pieds et pépie :
— On va dehors !
Attrapant mon doigt, elle m’entraîne sur la véranda.
— Moi, je m’assieds ici, dis-je en m’installant dans le
rocking-chair.
— Regarde-moi, Papillon ! crie-t-elle en courant vers la
balançoire.
Je regarde. Elle se balance d’avant en arrière. Derrière elle,
l’érable est d’un orange flamboyant. L’année meurt avec
splendeur. Les cosses de lait d’âne explosent.
Le lait d’âne ne change pas de couleur. Le lait d’âne est vert
en octobre comme en juillet.
Lorsque j’ai demandé à ma fille, Katherine, de m’emmener à
la campagne dans sa voiture et que j’ai emporté avec moi une
pioche et un seau, elle n’a pas posé de questions. Quand je lui ai
ordonné de s’arrêter à un endroit et que je l’ai déterré, elle a
seulement murmuré :
—
Weitere Kostenlose Bücher