Même pas juif
partout
où j’allais et, où que je m’arrête, j’étais une foire à moi tout seul.
J’étais si doué pour voler que les gens trouvaient dans ma
carriole ce qu’ils ne trouvaient nulle part ailleurs. Et puis, j’étais
bon marché. Que savais-je du cours des choses ? À la fin de la
journée, ma poche était à peine moins vide que ma carriole.
Quelle importance ? J’avais découvert ma voix. J’étais
désormais camelot, comme ceux qui m’avaient fasciné. « Hé !
Pain à vendre ! Pommes ! Chaussures ! Cigarettes ! Dessous de
dames ! Par ici, par ici ! Affaires à ne pas louper ! »
Pour moi, les mots comptaient plus que les ventes. J’avais
connu quelques explosions verbales pendant et avant le ghetto
mais, jusqu’à la fin de la guerre, je n’avais probablement pas
prononcé plus de deux mille mots dans toute mon existence.
Maintenant, je n’arrivais plus à me taire. Ma carriole était vide ?
Je continuais à bavasser, pour le seul plaisir de m’entendre
parler. Je me vautrais dans les mots. Ils étaient innombrables.
Ils étaient à la disposition de tous. Personne ne m’a jamais
pourchassé le long d’une route en criant : « Arrêtez-le ! Au
voleur ! Il m’a pris mon mot ! »
Le temps a passé. J’ai assez parlé, assez volé et assez vendu
pour m’offrir un billet de bateau, et j’ai rejoint la cohorte de
ceux qui gagnaient l’Amérique.
— Comment tu t’appelles ? m’a demandé le type de
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l’immigration.
— Misha Milgrom.
— Misha ? C’est quoi, ça ? Tu t’appelleras Jack.
C’est ainsi que je suis devenu Jack Milgrom. J’ai appris
l’anglais. Ai continué à bavasser. En Amérique, ça signifiait que
j’étais commis voyageur.
Personne ne m’a engagé pour vendre les meilleurs produits.
Le problème, c’était ma taille (j’avais cessé de grandir à un
mètre cinquante-cinq), mon accent et mon oreille manquante,
qui ressemblait maintenant au trognon d’un chou-fleur. Je
comprenais. Qui aurait ouvert à pareil rustaud ? « Bonjour,
madame, me permettez-vous de vous présenter ce magnifique
aspirateur ? » Laisse tomber.
C’est alors que la chance m’a souri. J’ai été embauché pour
vendre une râpe à légumes sur le bord de mer d’Atlantic City,
dans le New Jersey. On m’a donné une table et un tas de
concombres. Dix heures du matin. Les gens se sont rassemblés
devant moi. J’ai commencé à décrire les merveilleux avantages
de cette râpe miraculeuse.
— Qu’est-ce t’as donc fait ? a lancé quelqu’un. Tu t’es râpé
l’oreille ?
Avant même d’avoir eu le temps de débiter la moitié de mon
baratin, le dernier badaud s’éloignait. J’étais désespéré.
— Attendez ! ai-je crié.
Ma bouche a pris le dessus.
— Je dois vous dire quelque chose. Le docteur Korczak avait
raison. Il y avait bien une vache. Et elle a brûlé comme une
torche.
Les gens se sont arrêtés, interloqués. Ils pensaient : « Mais
qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce que ça a à voir avec une râpe à
légumes ? »
Que m’importait, du moment que je parlais ?
— Himmler ressemblait à mon oncle Shepsel. Mon oncle
Shepsel ressemblait à une poule…
— Vous voulez savoir quel goût a le rat ? Le rat a le goût de
la souris…
— Je vous préviens une dernière fois : n’arrachez pas les
chevaux aux manèges…
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Je leur ai tout raconté – sauf Janina. Tout ce que j’avais vu.
Tout ce que j’étais. Les flâneurs du bord de mer venaient de
gauche et de droite. Trois ou quatre se sont arrêtés pour
m’écouter. Nombre de râpes miracle vendues : zéro. J’ai été viré
le soir même.
J’avais cependant appris quelque chose.
Le lendemain, j’étais de retour sur la promenade. Ni
concombres ni râpe à légumes, seulement moi, debout près de
l’embarcadère, dégoisant comme une pipelette. Un beau jour,
j’ai pris le bus pour Philadelphie. Afin de gagner de quoi dormir
modestement dans des endroits modestes. J’ai distribué des
prospectus. Ai balayé des stations-service. Ai écaillé des huîtres.
Mais mon vrai métier, c’était de parler. Si vous avez arpenté les
rues de Philadelphie à cette époque, vous m’avez sûrement
croisé. Au coin de la 15e Rue et de Market Street. De Broad et
Chestnut. Vous m’avez entendu, vous vous êtes retourné, et dès
que vous vous êtes rendu compte que je racontais n’importe
quoi, vous êtes reparti en
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