Meurtres dans le sanctuaire
petits-enfants ! Comme je les aime ! Et par une ironie du destin, c’est à cause d’eux que vous m’avez démasqué. Vous êtes passée les voir, ce matin, et leur avez demandé comment ils connaissaient l’histoire d’Arcite et de Palamon, les deux personnages du « Conte du Chevalier » de Chaucer.
Newington secoua la tête.
— Vous n’auriez pas dû vous servir de ces enfants pour confondre leur grand-père !
— J’ai d’abord pensé que ce pouvait être Darryl, rétorqua Kathryn, mais les garçonnets m’ont dit que c’était vous, leur grand-père, qui aimiez leur raconter les histoires de Chaucer.
— Vous les avez subornés en leur offrant des friandises, accusa Newington.
— Par tous les saints du Ciel, s’exclama Kathryn, tôt ou tard, les meurtriers se font prendre. Vos petits-fils m’ont parlé de vous qui leur racontiez ces histoires, et je n’avais pas oublié que votre gendre avait assuré ne rien savoir de Chaucer, comme vous, aussi, l’aviez prétendu.
Kathryn jeta un regard rapide au plancher derrière Newington : on y voyait des trous et des fentes. Elle poursuivit :
— D’ailleurs, il n’y a pas que l’histoire d’Arcite et Palamon qui m’ait mise sur la voie. D’autres détails ont attiré mon attention : votre appartenance à la guilde de la Messe de Jésus ; vous vivez seul, sans personne pour observer vos allées et venues. Vous connaissez très bien Cantorbéry, et vous possédez les clés des poternes de la ville. Enfin, vous saviez où vous procurer des poisons. Cependant, c’est vrai, ce sont vos petits-enfants, ces innocents, qui vous ont confondu.
Cette fois Newington parut se mettre en colère, comme si le fait que ses petits-fils se soient entretenus avec une inconnue l’irritait plus que tout.
— Mais, heureusement, ils m’ont tout raconté ! s’écria-t-il. Ils m’ont répété les questions que vous leur avez posées, aussi je n’ai eu que le temps de filer à la cathédrale placarder un nouvel avis en même temps que je payais un soldat pour qu’il porte à Ottemelle Lane le message.
Newington s’interrompit pour essuyer la sueur à son front avec l’ourlet de sa robe, mais il n’en tenait pas moins son arbalète prête à servir.
— Ce sot d’Irlandais a quitté la ville. Luberon pérore comme un méchant poulet. Je savais que vous viendriez si Murtagh vous le demandait. Vous l’estimez, n’est-ce pas ?
— Que vous importe ? Et qu’auriez-vous fait si je n’étais pas venue ?
Le magistrat fit la grimace.
— Il y aurait eu d’autres occasions, d’autres lieux. Mais vous voilà ici. Ah, vous avez donné des friandises à mes petits-fils ?
Eh bien, moi, je vous ai préparé des poisons. Newington indiqua d’un geste les trois coupes sur la table.
— L’un de ces gobelets contient de la belladone, un autre, de la digitale, et le troisième seulement du vin. Jouons comme ils le font à Londres, du côté de Cheapside : lequel de ces gobelets ne donne pas la mort ? Newington leva son arbalète.
— Maîtresse Swinbrooke, je suggère que vous goûtiez à chacun des trois.
S’efforçant de ne pas céder à la panique, Kathryn respira à fond.
— Les gens soupçonneront que... commença-t-elle.
— Tout le monde s’en moquera bien ! interrompit le magistrat.
Il pencha la tête de côté.
— Qui sait, je dirai peut-être que vous vous êtes donné la mort. Ou que vous n’avez été qu’une nouvelle victime de Sir Thopas.
— Thopas ? s’exclama Kathryn.
— Parfaitement. Le nom que Chaucer se donne à lui-même dans Les Contes de Cantorbéry. J’ai pris le même, moi, le poète de ce drame meurtrier. Newington haussa les épaules.
— Je dirai peut-être que vous étiez l’assassin. Dans ce cas, je laisserai un message griffonné à côté de vous, puis je me tiendrai tranquille pendant une année, avant de recommencer.
Le magistrat invita de sa main libre Kathryn à approcher de la table.
— Quel est le dicton, déjà ? Medice sane teipsum : le médecin se soigne lui-même. Eh bien, le cas présent est un peu différent.
Le magistrat porta en avant son arbalète.
— Allons, Maîtresse Swinbrooke, je vous en prie, buvez ! Après tout, comme le dit la Bourgeoise de Bath de Chaucer : « J’ai sur toi la maîtrise. »
Kathryn évalua la distance qui la séparait de Newington. Elle en était trop loin, mais elle gardait les yeux fixés sur le plancher derrière
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