Monestarium
Il
doit toujours demeurer dans l’incertitude à ce sujet. L’ami dévoué et pieux qui
nous sert de… médiateur auprès de lui a pour mission d’aller quérir ensuite
l’objet des mains de Mortagne afin de le remettre à Guillaume de Beaujeu*, grand
maître de l’ordre du Temple. C’est alors que vous interviendrez afin de
l’acheminer jusqu’à moi.
— Et que deviendra ensuite cet…
objet, si je puis ?
— Notre Saint-Père en décidera,
cher Antoine. Nous aurons terminé notre lourde tâche. Je ne doute pas que notre
bien-aimé Nicolas vous en sera reconnaissant.
— Monseigneur, prétendit
s’offusquer Cuvier… Seule sa satisfaction et le rayonnement de notre mère
l’Église me préoccupent.
— Je connais votre noble cœur.
Nous ne sommes que deux laborieux serviteurs qui œuvrons de toutes nos forces à
sa gloire, c’est-à-dire à celle de Dieu. Hâtez-vous, Antoine. Redoublez de
prudence, de méfiance, même. Notre sort est entre vos mains. Si vous veniez à
échouer… Que Dieu ait pitié de nous.
Le jeune prêtre s’inclina et s’éloigna
d’un pas vif. Jean de Valézan le suivit un long moment du regard,
s’interrogeant. Que ferait-il de ce brave Cuvier lorsqu’il aurait récupéré
l’objet tant convoité ? Antoine risquait-il de lui porter préjudice ?
Il était peu probable qu’il parvienne à approcher assez le Saint-Père pour
s’apercevoir que celui-ci ignorait tout de l’existence de cette prétendue
relique. Toutefois, le jeune homme représentait un impondérable. Et Valézan
détestait les impondérables.
Seize ans plus tôt.
Saint-Jean-d’Acre, Terre sainte, octobre 1290
La route depuis Césarée – située plus
au sud – jusqu’à Acre avait été interminable. Firûz, le marchand arménien
déguisé en Bédouin, avait mené son chameau le long des sentiers de caillasse,
s’attachant à ne jamais lever le regard, à ne démonter que rarement pour se
reposer ou se sustenter. Ses mains, ses avant-bras et son visage colorés au thé
fort pouvaient le faire passer pour un Égyptien. En revanche, le vert pâle de
ses iris avait toutes chances de le trahir.
S’il marchandait habilement, combien
son client lui offrirait-il pour son chargement de prétendu sucre [12] ?
Réservé aux plus riches, on l’utilisait surtout pour la préparation de précieux
médicaments contre la toux et les brûlures d’estomac.
Lorsque surgit à l’horizon la blancheur
assommée de soleil de la citadelle Saint-Jean, Firûz soupira de soulagement. À
ce que l’on disait, la paix était enfin revenue dans les quartiers francs,
vénitiens, pisans et génois, après d’interminables émeutes qui avaient failli
tourner à la guerre civile, les uns revendiquant les possessions des autres et
transportant en Orient les querelles et les rancœurs qui les avaient opposés en
Occident. Les Pisans et les Vénitiens n’avaient pas hésité à utiliser les
pierres des édifices génois afin de monter une enceinte fortifiée autour de
leurs rues, en profitant pour élargir leur domaine. Deux ans auparavant, ils
avaient été contraints de restituer aux Génois ce qu’ils leur avaient enlevé.
Une trêve s’était donc installée, fragile à l’habitude.
Firûz comptait s’arrêter à quelques
centaines de toises de la tour aux Mouches, qui surveillait le coin sud-est
d’Acre. Les quartiers italiens s’étendaient derrière. Il se reposerait un peu,
se laverait, tenterait de se débarrasser de l’infernale odeur de chameau
incrustée dans sa peau avant de pénétrer dans la citadelle. Les dernières
précautions étaient superflues. La présence de marchands bédouins à l’intérieur
des hauts murs d’enceinte n’étonnait pas. Le commerce avec les terres
musulmanes, et notamment l’Égypte, allait bon train. Peu de règles le
bridaient, sauf l’interdiction d’échange de matériel stratégique, comme le
bois, le fer ou les armes. Cela étant, nombre de négociants des deux bords
avaient une conception toute personnelle des limitations.
La nuit tombait lorsqu’il se
rapprocha de la cathédrale Sainte-Croix plantée presque au centre de la
citadelle, non loin du palais du patriarche et de l’Hôpital. Il aperçut au loin
la masse rébarbative de la tour du Diable, qui gardait la pointe nord de
l’enceinte. Il avança d’un pas lent et digne, adoptant l’allure d’un commerçant
satisfait d’une belle affaire. Pourtant, un vide s’était creusé dans
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