Morgennes
Je n ’ avais jamais vu gens plus heureux de se retrouver.
— Eh bien, vos brebis ne sont plus perdues désormais, dis-je à Poucet.
Mais quelque chose m’inquiéta. J’aperçus, dans l’œil du moins costaud de ces deux hommes, une tache jaunâtre qui ne présageait rien de bon. Probablement un trouble des humeurs. Je lui demandai son nom, il me répondit, et je lui proposai de l’examiner. Ce à quoi il consentit.
— Chrétien de Troyes, vous souffrez d’un problème au foie, depuis fort longtemps… Maux de ventre, diarrhées et selles décolores, ces symptômes ne vous ont jamais alarmé ?
— Si, me répondit-il. Mais que pouvais-je y faire ? J’accompagnais Morgennes. Je n’allais pas l’abandonner pour me soigner.
Dans son émoi, il serrait contre lui un petit œuf – apparemment de poule. Les deux étaient-ils liés ? Je m’interrogeai.
— N’avez-vous jamais consommé d’œufs avariés ?
— Hélas, me dit-il. J’aurais bien aimé. Mais notre petite poule est morte. D’ailleurs, elle ne pondait plus depuis longtemps…
— Ses œufs étaient fort bons, intervint Poucet. Nous en mangions régulièrement à l’abbaye. Personne n’en a souffert.
— Se pourrait-il qu’une certaine substance appliquée sur sa coquille afin de l’amollir…, poursuivit Chrétien de Troyes.
— À quoi songez-vous ? Soyez précis, sinon je ne pourrai poser mon diagnostic.
— Je pense à un mélange de différentes huiles, grâce auquel la coquille des œufs s’amollit…
— Mais pourquoi diable faire une telle chose ?
Chrétien de Troyes nous expliqua alors que durant quatre ans, il s’était entraîné à jongler avec des œufs. Le clou de son numéro consistant à pondre un œuf avec la bouche, il lui était nécessaire de l’y faire entrer au préalable.
— Pour ce faire, expliqua Chrétien de Troyes, je n’ai trouvé d’autre moyen que celui-ci.
— Ce qui explique sûrement, dit Poucet, pourquoi tu es tombé malade.
— Et pourquoi il n’y avait pas de jaune dans cet œuf, ajouta Morgennes.
— Galline n’y était pour rien ! s’exclama Chrétien de Troyes. C’était moi, l’unique fautif !
Il était plus blanc que neige.
Après cette explication, nous décidâmes de passer la nuit dans l’une des anfractuosités servant de repaire aux dragons, mais que Poucet s’évertuait à qualifier de « caverne quelconque ». Le débat s’engagea.
Morgennes, lui, croyait aux dragons.
— J’y ai d’ailleurs tout intérêt, avoua-t-il. Puisque si j’en tue un, le roi de Jérusalem a promis de me faire chevalier.
Apparemment, il se souciait comme d’une guigne d’avoir été excommunié par Sa Sainteté ; et plus encore d’avoir été pardonné par elle.
— Avez-vous rencontré des dragons, au cours de vos aventures ? demandai-je.
— Pas encore.
— Vous devriez aller à Rome, le Tibre grouille de dragons et autres serpents… Ils y sèment la peste.
Morgennes et Chrétien de Troyes échangèrent un curieux regard, que je ne parvins pas à décrypter. Ces deux-là en savaient plus long sur les dragons, ou la peste, qu’ils ne voulaient le dire. Mais ils gardaient le silence.
— Voyez mes soldats, dis-je. Ils ont tout l’équipement requis pour combattre cette engeance du diable ! Leurs armures, leurs épées, leurs boucliers même, remontent à la plus haute Antiquité, du temps où les légions de Rome parcouraient l’Afrique et l’Asie pour combattre les dragons. Non pas, comme nous le faisons aujourd’hui, pour des raisons morales, religieuses. Mais pour de basses raisons commerciales. Car, avec les dents, les griffes et les écailles des dragons se fabriquaient les meilleures armes et armures du monde. Et avec leur langue, leur pénis et leurs huiles, des onguents et des élixirs divers, aux qualités inégalées. Il est certain que les dragons ont existé. La preuve, toutes ces histoires, ces peintures, ces mosaïques, ces légendes…
— Draco Fictio, souffla Poucet.
— Vous dites ?
— Draco Fictio. Le dragon de la légende, ou de la fable, si vous préférez. C’est le seul dragon auquel je crois. Celui-ci existe bel et bien, oui. Mais dans nos têtes ! fit-il en se tapotant le crâne avec l’index. Et quand il souffle, alors des idées parcourent le monde. Musiques, peintures, livres, sculptures, tapisseries, surgissent par milliers… Contre lui, les armes de vos fameux draconoctes sont vaines. Autant
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