Naissance de notre force
nickels,
or, perles, – croisant les femmes de l’autre race, aux carnations nuancées par
l’hygiène et le plaisir comme par une suave lumière intérieure, gainées d’étoffes
précieuses, croisant les hommes bien nourris aux visages reposés, aux regards
distants de maîtres, sous les larges feutres, ces ouvriers caressaient de la
main leurs brownings et passaient déjà comme se faufileraient inaperçus dans
quelque troupeau paisible et gras des loups efflanqués méditant l’agression la
plus téméraire.
Arrivés aux rues pauvres où ils se sentaient chez eux, la
joie les rapprochait en groupes loquaces. Les armes luisaient par instants, couchées
dans des mains puissantes ouvertes, pour en soupeser le poids viril, ou tendues
au bout des poings nerveux. C’était un jeu que de les charger et décharger :
ainsi se tua Joan Bregat, du syndicat des mécaniciens.
… Ils n’avaient pas à trop réfléchir, ceux-là, sur le prix
de leur peau. Jamais ils ne s’évaderaient des taudis puant l’huile et la
punaise, des usines où se vidaient tous les jours leurs corps et leurs cerveaux,
des bas quartiers étouffants, des marmailles aux tignasses pleines de bêtes :
jamais la grâce de leurs novias [6] désirées ne serait épargnée par la faim, l’hôpital, les lessives, les
ratatouilles, la captivité des murailles crépies à la chaux, jamais, jamais, jamais.
Ils ne sortiraient du cercle fermé de leur destinée que par la force. Tant pis
pour ceux qui resteraient en chemin (ne perdant du reste pas grand-chose). Les
autres, les vainqueurs s’ouvriraient le chemin de l’avenir. Quel avenir ? Les
plus réfléchis citaient avec une exubérance fébrile Reclus, Kropotkine, Malatesta,
Anselmo Lorenzo. Mais était-il besoin de tant y réfléchir ? Tout avenir
serait meilleur que le présent.
5. Les Alliés.
Ruelle silencieuse en trois tons heurtés : façades
blanches, argile rousse de la chaussée, ombre bleue tombant d’une haute
muraille de pierre, couleur de feuille morte, percée de loin en loin d’étroites
fenêtres aux barreaux ouvragés. Cette ferronnerie, posée sur l’ombre fraîche de
logis de soldats, emprisonne des fleurs. Parfois se montrent là, sous la
mantille noire, de blancs visages de femmes aux mentons épais, aux lèvres
gourmandes et reposées. Ils regardent paisiblement la rue de leurs larges yeux
de velours noir, où la vie semble étale comme une eau endormie. Près d’une
porte basse surmontée d’un double écusson taillé dans la pierre, un soldat, vivante
statue, veille, les mains croisées sur le canon de sa courte carabine. Tricorne
noir, pèlerine noire, buffleteries jaunes croisées sur la poitrine : l’homme
immobile pose, lui aussi, sur la ruelle morte un lourd regard étale. Parfois s’éveille
dans ses yeux, lorsque nous le dévisageons, une haine têtue, noire, noire. Ce n’est
qu’une étincelle blanche, triangulaire, qui luit et tombe dans l’eau ténébreuse.
Une barbe rêche coupée en carré durcit ses traits. Ces guardia
civil recrutés dans les vieilles provinces arriérées, bien logés, bien
nourris, sont peut-être dans la ville les seuls soldats fidèles au roi. Ils
escortent sur les routes les convois de condamnés partant pour les presidios. Ils encadrent l’échafaud quand le garrot étrangle lentement un homme qui n’est
déjà plus qu’une loque humaine pantelante et affolée. Ils entourent, dans les
solennités militaires, le señor gouverneur, dont une bombe pourrait, n’était le
rempart de leurs poitrines noires et jaunes, abréger la carrière.
Deux hommes qui suivaient de l’autre côté l’étroit trottoir,
se sont tout à coup retournés devant le factionnaire. L’un est mince, dur, droit,
souple avec un sombre regard métallique ; l’autre rudement charpenté, mal
vêtu d’un complet gris, sans col, coiffé d’une casquette aplatie sur la nuque, un
peu de travers comme la portent certains ouvriers du port. La sentinelle les
regarde fixement. Un flux nerveux électrise ses membres ; ses mains, apprêtant
déjà des gestes rapides, tressaillent sur la carabine. Les deux hommes, en face,
se considèrent, paisibles en apparence. Tous deux ont la main droite dans la
poche. C’est clair. Derrière le grillage ouvragé de la fenêtre voisine, où
somnolent des liserons frais, une femme accoudée regarde ; et voici qu’un
horrible pressentiment décolore ses lèvres gourmandes et noircit encore ses
prunelles
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