[Napoléon 1] Le chant du départ
de la Victoire. Le message est bref : l’hôtel du général Bernadotte, dans la capitale de l’empire d’Autriche, a été envahi par la foule et saccagé. Les membres de l’ambassade de France ont dû se défendre. Bernadotte a quitté Vienne.
Est-ce la guerre avec l’Autriche qui recommence ? Est-ce là l’événement qui va permettre d’agir ?
Toute la nuit, Napoléon réfléchit. Il peut se présenter comme l’homme capable d’empêcher la réouverture des hostilités. Il peut se rendre à Rastadt, renouer avec le comte de Cobenzl, et revenir à Paris avec la paix consolidée. Mieux vaut Rastadt que l’Égypte !
Il lance des courriers vers l’Italie. Qu’on n’embarque pas les troupes à Gênes, qu’on attende.
Il se rend auprès des Directeurs. Ils écoutent Napoléon qui se fait fort, s’il est envoyé à Rastadt avec les pleins pouvoirs, de régler l’incident. Talleyrand l’appuie. Napoléon insiste.
Peut-être tient-il là sa chance. Peut-être doit-il tout risquer plutôt que de s’éloigner. Peut-être doit-il bousculer les Directeurs, prendre le pouvoir maintenant.
Le 28 avril, Barras se présente rue de la Victoire.
Napoléon regarde cet homme qu’il a jaugé, flatter Joséphine puis s’avancer, chuchoter que le Directoire souhaite un départ pour l’Égypte sans délai. Qu’il n’est plus question d’une mission à Rastadt.
Ils ont donc choisi.
Encore quelques heures de doute, puis Napoléon prend la décision. Il partira. Le télégraphe transmet les ordres. Les courriers s’élancent. Et la machine de l’expédition se remet en marche.
Le 5 mai, Napoléon annonce à ses proches qu’il quittera Paris pour l’Égypte. On prépare déjà la grosse berline recouverte d’une « vache », sorte de bâche qui protège les malles. Marmont, Bourrienne, Duroc et Lavalette y prendront place.
Joséphine s’est avancée. Napoléon la regarde en silence. Elle sera du voyage, dit-elle.
Arnault entre dans le salon, s’emporte.
— Le Directoire veut vous éloigner… La France veut vous garder, lance-t-il à Napoléon. Les Parisiens vous reprochent votre résignation. Ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement. Ne craignez-vous pas qu’ils finissent par crier contre vous ?
Qu’y a-t-il de plus versatile, de plus imprévisible, de moins digne de confiance qu’une foule ?
— Les Parisiens, répond Napoléon, crient mais ils n’agiraient pas. Ils sont mécontents mais ils ne sont pas malheureux.
Il sourit, fait quelques pas.
— Si je montais à cheval, reprend-il, personne ne me suivrait.
Puis, d’un ton de commandement, il ajoute :
— Nous partirons demain.
À trois heures du matin le 6 mai 1798, on quitte Paris. On chevauche le plus souvent sous des pluies d’orage.
Dans la berline, on se tait. Les cahots poussent souvent les occupants les uns contre les autres. Joséphine dort. Napoléon, les yeux ouverts, paraît ne pas avoir besoin de sommeil.
Sa vie roule, personne ne peut plus l’arrêter.
Un choc violent secoue la voiture sur un chemin de traverse vers Roquevaire. On a emprunté cet itinéraire pour éviter Marseille, atteindre plus vite Toulon.
La « vache » de la berline, haute sur ses roues, a accroché une branche d’arbre. On descend, on éclaire. Napoléon fait quelques pas : devant lui, un pont effondré que l’orage a emporté dans un profond ravin.
— La main de la Providence, dit Marmont en montrant la branche.
Sans elle, la berline se fracassait sur les rochers du torrent.
Napoléon remonte dans la voiture.
— Vite, lance-t-il.
Il doit aller sans hésiter au bout de ce choix.
Le temps d’agir est revenu.
Le 10 mai, à Toulon, il reconnaît cette mer d’un bleu soutenu, ce soleil déjà brûlant, et ces voiles blanches qui se découpent sur un ciel que la luminosité rend aveuglant.
De sa fenêtre, à l’hôtel de la Marine, il ne se lasse pas de contempler ce paysage, l’horizon au-delà duquel il imagine cette terre d’Égypte que tant de conquérants ont piétinée depuis l’origine de l’Histoire.
Il va mettre ses pas dans leurs empreintes. Il endosse son uniforme et part inspecter la flotte.
Chaque fois que son embarcation approche d’un navire, celui-ci tire deux coups de canon pour le saluer.
Il est le général en chef de cette armada, lui qui n’était ici, cinq ans auparavant, qu’un jeune capitaine inconnu, lui qui garde sur sa peau les traces de la gale
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