[Napoléon 1] Le chant du départ
aventure est sans espoir, dit l’un. Les hommes deviennent fous, ajoute un autre. Ils perdent la vue. Ils se tuent. Ils ne peuvent plus combattre.
Napoléon s’approche d’eux. Il ne dit rien, mais les regarde, puis leur annonce qu’il faut poursuivre la marche vers Ramanieh sur le Nil. Il faut briser les Mamelouks de Mourad Bey. Commander, s’est s’obstiner.
On repart le 9.
Mêmes souffrances, puis, tout à coup, après les mirages, c’est le Nil.
Napoléon voit les rangs se défaire, les dragons et les fantassins se jeter avec leurs armes dans l’eau du fleuve, boire, et il voit des corps partir au fil du courant, morts d’avoir trop bu, morts du choc et de l’épuisement. Au bord du fleuve s’étendent des champs de pastèques, dont les hommes se gavent.
Il les observe. Ils sont arrivés jusque-là malgré l’épuisement, le dégoût, le mécontentement, la mélancolie, le désespoir d’hommes que rien, après les campagnes d’Italie, ne préparait à cet autre monde, à cette violence du pays.
Ils l’ont fait parce qu’il l’a voulu. Et maintenant il faut qu’ils se battent.
À trois heures, le 11 juillet, il les passera en revue.
Il se fait annoncer par un roulement de tambour. Il chevauche lentement. Ils ont brossé leurs uniformes. Leurs armes brillent.
Napoléon s’arrête devant chacune des cinq divisions. Il convoque les officiers. Il se cambre. Tous les regards sont tournés vers lui, le portent.
— Je vous préviens, lance-t-il, que nous n’avons pas achevé nos souffrances : nous aurons des combats à soutenir, des victoires à remporter et des déserts à traverser. Enfin nous arriverons au Caire où nous aurons tout le pain que nous voudrons !
En s’éloignant, il entend les voix des officiers qui répètent ces mots à leurs hommes. Il entend des chants qui s’élèvent.
Ils vont se battre et vaincre.
Au lever du soleil, il donne l’ordre aux corps de musique de jouer La Marseillaise . Il voit sur la ligne d’horizon s’avancer la cavalerie mamelouk. Certains portent des casques dorés, d’autres des turbans. Leurs riches tuniques brillent. Chaque Mamelouk dispose d’une carabine, de pistolets, du djerids – un javelot – et de deux cimeterres.
Napoléon rassemble ses aides de camp. Il veut que les divisions forment des carrés. Les officiers s’étonnent. C’est la première fois que cette disposition est utilisée.
Que savent-ils ? C’est une tactique qu’Autrichiens et Russes ont déjà employée contre les Ottomans. Mais jamais l’armée française ne l’a mise en oeuvre. Il répète ses ordres. Sa fatigue a disparu. Il fait disposer les canons aux angles des carrés, comportant chacun six rangées de fantassins. Au centre, on placera les équipages, « les ânes et les savants », lance quelqu’un.
Il faut qu’aucun des carrés ne soit ébréché par une charge.
Et en effet, les Mamelouks, toute une matinée, vont se briser contre ces « hérissons », puis ils s’enfuient.
Les morts qu’on dépouille sur le champ de bataille de Chebreis ont, sous leurs tuniques, des bourses remplies d’or. Ils portent tout leur trésor sur eux. Les soldats commencent à les dépouiller.
Mais à peine deux ou trois heures ont-elles passé que Napoléon donne l’ordre du départ.
Il traverse cet enfer de chaleur dans lequel les hommes se traînent. Il voit des soldats s’effondrer, d’autres qui s’écartent sont décapités par les Bédouins qui brandissent leur tête puis s’enfuient. On brûle des villages. On pille. Enfin on atteint Embabeh, à deux heures de l’après-midi, le 21 juillet, après une marche harassante. La chaleur est intense. Au loin, à droite, Napoléon aperçoit les pyramides, et à gauche, les minarets et les dômes du Caire.
Il reste d’abord seul, figé, le regard allant des pyramides aux minarets, puis au Nil. Ici, il est dans le berceau même de l’Histoire. Il se souvient de ses nuits à Valence, lorsqu’il lisait fiévreusement les livres racontant les exploits antiques ou évoquant l’histoire de ces peuples fondateurs.
Il est là, non pas voyageur comme le fut Volney, comme tant d’autres qui l’ont fait rêver, mais conquérant.
Il appelle les généraux. Ils se rassemblent autour de lui. Les divisions formeront le carré, commence-t-il. Mais cependant qu’il parle, il sent qu’il faudrait donner à ces hommes la conscience du moment qu’ils vivent.
— Allez, dit-il enfin, et
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