[Napoléon 1] Le chant du départ
de la ville la résistance se poursuit. On a tiré d’une mosquée. Les troupes y ont pénétré, ont châtié ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants. Le général a pu arrêter le massacre.
L’estafette repart. On entend, venant de la ville, des cris de femmes qui se mêlent aux détonations. Des blessés passent, se soutenant l’un l’autre, puis s’affalent sur le sol brûlant.
Napoléon sait dès cet instant.
À la barbarie de la guerre s’ajoutera ici l’hostilité, la haine même qu’expriment cette chaleur suffocante, cette luminosité qui dévore les yeux, cette aridité qui sèche la bouche, irrite la peau. Par tout son corps endolori, ses pieds ensanglantés par la marche de la nuit, Napoléon pressent qu’il lui faudra à chaque moment se raidir pour s’opposer à ce climat, le vaincre et imposer aux hommes de marcher, de se battre malgré tout.
Ici, tout sera plus difficile. Ici, tout sera impitoyable. Qui faiblit meurt. Il faudra tuer jusqu’au souvenir du Corso de Milan, des châteaux de Mombello et de Passariano, des cérémonies du palais du Luxembourg et de la réception de Talleyrand à l’hôtel de Galliffet.
Talleyrand est-il parti en ambassade à Constantinople pour avertir les Turcs que cette invasion de l’Égypte n’est pas dirigée contre eux ? Napoléon en doute. Il faudra oublier l’Italie, il faudra ne plus penser à Joséphine. Et il faudra que chaque soldat fasse de même pour ce qui le concerne.
En seront-ils capables, ces hommes qui viennent de l’armée d’Italie ?
Les Directeurs Barras et Reubell, tous ces jouisseurs restés à Paris imaginent-ils ce que cela signifie que d’être ici, la peau brûlée, entouré par la mort ?
Il faudra repousser la mort chaque jour, être plus terrible qu’elle, ne pas se laisser attirer par elle. Se servir de la mort pour combattre la mort.
Cette pensée le tend. Il se sent comme un arc. Il est inflexible. Cette guerre, alors qu’il aurait pu choisir de s’enfouir dans les intrigues moelleuses du Directoire, entre salon et boudoir, entre bavards et femmes, c’est l’épreuve que depuis les temps antiques on impose au héros.
Qu’il l’accepte prouve qu’il est un héros, à l’égal de ceux qui ont foulé cette terre, à l’égal de celui qui a fondé cette ville, Alexandrie.
Napoléon lance un ultimatum au gouverneur d’Alexandrie : « Vous êtes soit bien ignorant soit bien présomptueux…, dit-il. Mon armée vient de vaincre une des premières puissances d’Europe. Si, dans dix minutes, je ne vois pas flotter le pavillon de la paix, vous aurez à rendre compte devant Dieu du sang que vous allez faire répandre inutilement… »
Un courrier apporte en même temps la nouvelle que le général Kléber a été blessé par une balle qui l’a frappé au front et qu’une délégation s’avance pour prêter le serment d’obéissance et livrer la ville.
Il la voit s’approcher entourée de soldats en armes. Les turbans multicolores, les soieries des longues tuniques se détachent sur le sombre des uniformes. Les chameaux dominent cette troupe. C’est au pied de la colonne de Pompée un grand désordre. « Cadis, cheiks, imams, tchorbadjis, commence Napoléon, je viens vous restituer vos droits, à l’encontre des usurpateurs… J’adore Dieu plus que ne le font les Mamelouks, vos oppresseurs, et je respecte son prophète Mahomet et l’admirable Coran. »
Il faut parler ainsi. Les hommes ont besoin de ces croyances et de ces mots.
On palabre. Les musulmans se plaignent. Des soldats ont volé des Arabes qui ne s’opposaient pas à leur avance.
Des officiers expliquent qu’on a arrêté l’un de ces soldats. Il a pris un poignard à un Arabe.
— Qu’on juge cet homme.
Le voici, balbutiant, la peau gonflée par les brûlures, le visage déformé par la peur. On l’interroge. Il avoue.
La mort pour combattre la mort.
Le soldat est exécuté à quelques pas de la colonne de Pompée.
Les délégués s’inclinent, font acte d’allégeance à Napoléon. Il entre dans Alexandrie.
Les ruelles sont étroites. La chaleur y est comme recluse. Des femmes lancent d’étranges cris aigus. Napoléon chevauche, entouré des membres de la délégation et d’une escorte de guides. Tout à coup, en même temps qu’il entend la détonation, il ressent un choc sur la botte gauche, son cheval fait un écart. On crie. On tire sur une maison d’où est parti le coup de feu.
La
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