[Napoléon 1] Le chant du départ
d’homme.
Napoléon quitte la Chaumière de Thérésa Tallien d’un pas nerveux. Paris n’est que cela. Il lui semble que pour la première fois, en ce début septembre 1795, il a enfin réussi à établir des avant-postes sur le terrain qu’il faut conquérir. Il lui faut revoir Thérésa Tallien, approcher par elle Barras et Fréron, qui jusqu’à présent n’ont répondu à ses démarches que par des « billets » courtois et amicaux, des fins de non-recevoir.
Des voitures passent. Dans les encoignures des portes cochères, des corps de pauvres, endormis, sont entassés, leurs enfants emmaillotés dans des chiffons.
La nuit est encore douce.
Dans sa chambre, il se met à écrire à Joseph : « Tu ne dois avoir, quelque chose qui arrive, rien à craindre pour moi ; j’ai pour amis tous les gens de bien de quelque parti et opinion qu’ils soient… J’aurai demain trois chevaux, ce qui me permettra de courir un peu en cabriolet et de pouvoir faire toutes mes affaires. Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables, et en serait-il autrement qu’il faudrait encore vivre du présent : l’avenir est à mépriser pour l’homme qui a du courage. »
Dans les jours qui suivent, Napoléon est comme porté par cette certitude qu’enfin il s’est donné les moyens d’agir. Il écrit à Barras. Il s’assure que Pontécoulant appuie son projet d’obtenir un poste à Constantinople.
L’arrêté de nomination est prêt, assure Pontécoulant. L’indemnité de route est fixée. Napoléon sera le chef d’une véritable mission. Il échappera ainsi aux convulsions parisiennes qu’il pressent. Les royalistes en effet se mobilisent. Ils acceptent mal le projet de nouvelle Constitution, celle de l’an III, avec ses deux assemblées, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq Cents. Mais le décret que prend la Convention le 28 août leur paraît un véritable coup d’État.
Les Conventionnels ont tout simplement décidé que les deux tiers des membres des futures assemblées seront choisis parmi eux… Manière d’éviter de voir aux élections prévues un triomphe royaliste et modéré. Les Barras et les Tallien, les Fouché et les Fréron ne veulent pas d’un retour de la monarchie.
Napoléon est trop marqué comme Jacobin, trop suspect pour espérer quoi que ce soit des monarchistes ou des Conventionnels.
Chaque jour il guette donc l’arrêté qui lui permettra de quitter la France avec une solde importante et une fonction prestigieuse.
Or, le 15 septembre 1795, le Comité de Salut Public prend l’arrêté suivant :
« Le Comité de Salut Public :
« Arrête que le général de brigade Bonaparte, ci-devant en réquisition près du Comité de Salut Public, est rayé de la liste des officiers généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été assigné.
« La 9 e Commission est chargée de l’exécution du présent arrêté.
« Le 29 Fructidor an III de la République
« Cambacérès, Berlier, Merlin, Boissy. »
Napoléon écarté, épuré.
La victoire, le talent, l’obstination, tous ces efforts déployés pour convaincre les Conventionnels, les Barras et les Fréron, et les femmes, ont donc été inutiles.
Il n’est qu’un général sans emploi, parmi tant d’autres ; soixante-quatorze suspects sont rayés comme lui des registres de l’armée active.
Il a vingt-six ans.
« Tu n’es rien, Napoléon ! »
19.
Il faut donc recommencer.
Napoléon ne ressent aucune lassitude. Au contraire. Ce coup inattendu qu’on vient de lui porter au moment où il croyait toucher le but le stimule.
Ou je m’élance à nouveau, ou je succombe .
Il lève la tête, regarde Junot qui va et vient dans la chambre, vocifère, couvre d’injures Letourneur, chargé du personnel militaire, Cambacérès, Barras et Fréron, tous ces profiteurs, ces officiers de bureau qui décident du sort du général Napoléon Bonaparte !
Pourquoi mêler sa voix à celle de Junot ? À quoi bon les ressentiments ?
Pourquoi perdre ainsi une énergie inutile ?
Il faut se redresser, comme si l’on avait eu le flanc lacéré par un coup d’éperon donné avec fureur.
Allons.
Dehors, il marche d’un pas rapide vers le Palais-Royal. Il ne répond pas aux questions de Junot. La soirée est douce, le crépuscule d’un rouge sang.
Tout à coup des cris, des hommes qui passent en courant, hurlant : « À bas les Deux-Tiers ! » Ils portent
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