[Napoléon 1] Le chant du départ
séparées, qui seront exposées au tir des canons.
D’un geste, Napoléon convoque un jeune chef d’escadron, Murat, qui va et vient d’un air prétentieux. L’officier s’approche, un peu méprisant. Les phrases s’abattent comme des couperets : « Prenez deux cents chevaux, allez sur-le-champ à la plaine des Sablons. Amenez les quarante pièces de canons et le parc. Qu’elles y soient ! Sabrez s’il faut, mais amenez-les. »
Murat s’apprête à parler.
— Vous m’en répondez, partez, conclut Napoléon.
Dans le martèlement des sabots, Napoléon n’entend pas les Conventionnels qui l’entourent et l’accablent de questions. Quand les cavaliers se sont éloignés, il regarde ces hommes dont la peur et l’angoisse déforment souvent les traits : « Qu’on les arme, dit-il, qu’ils forment un bataillon et se tiennent prêts. »
Il est si calme, si sûr de lui. Les décisions s’imbriquent les unes dans les autres comme dans une machinerie parfaite. Le déroulement de la partie qui s’engage, il le prévoit. Les sectionnaires ont aussi dû penser aux canons, mais ils arriveront après Murat. Et les quarante pièces d’artillerie seront l’atout décisif. Celui dont ne s’était pas servi Louis XVI en juin 91 et en août 92. Celui qu’il faut utiliser pour dégager les rues, parce que l’emploi des canons dans la ville va surprendre et renverser l’équilibre des forces qui est en faveur des sections royalistes.
Il saute à cheval, va d’un poste à l’autre, s’arrête seulement quelques minutes. Il aime ce mouvement des lieutenants qui se présentent au rapport. Il sent le regard des soldats. Il ne prononce que quelques mots. Il voit changer les attitudes. On lui fait confiance. Il repart. Il sait que commander c’est aussi être vu de tous. Il faut qu’on sache qu’il est là, présent sous le feu. Il faut qu’on l’entende donner des ordres sans hésitation.
Le bras droit tendu, il faut disposer les canons aux extrémités de toutes les rues qui conduisent à la Convention. Si les bataillons de sections s’avancent, il faudra ouvrir le feu. Les rues sont prises en enfilade. On tirera à la mitraille. Il suffira de quelques minutes pour balayer les troupes adverses.
Barras l’écoute. C’est lui, dit-il, qui donnera l’ordre d’ouvrir le feu. Il commande en chef, Napoléon en second.
Pourquoi contester cette autorité ? Le temps n’est pas encore venu. Napoléon n’a pas un mot à dire, c’est à lui que les officiers viennent annoncer vers trois heures de l’après-midi que la Convention est cernée par les colonnes des sections. C’est de lui qu’on attend les ordres. Barras fait un signe, Bonaparte s’avance et commande aux canonniers d’ouvrir le feu.
Dans les rues, c’est la débandade, les corps fauchés par la mitraille. La fumée des départs masque la chaussée et les façades. Des sectionnaires organisent la résistance sur les marches de l’église Saint-Roch, d’autres se rassemblent au Palais-Royal. Napoléon monte à cheval. Il faut être là où l’on se bat. Il s’approche du bâtiment des Feuillants, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le cheval tombe, tué. Napoléon se relève indemne, cependant que des soldats se précipitent. Il ordonne d’ouvrir le feu contre les sectionnaires rassemblés. Les marches de l’église Saint-Roch sont bientôt couvertes de corps et tachées de sang.
Les rues sont vides. Il n’a fallu que moins de deux heures pour remporter la victoire.
Devant la Convention, Napoléon voit les députés s’approcher pour le féliciter. Il les ignore et se dirige vers le château des Tuileries. Dans les salles, on a rassemblé les blessés. Ils sont couchés sur des matelas ou sur de la paille épaisse et fraîche. Des femmes de députés les soignent. Napoléon se penche, salue les blessés, les femmes l’entourent. Il est le vainqueur et le sauveur.
Il entend Barras qui, dans la salle des séances, fait applaudir son nom.
Il s’éloigne. Il sait qu’il devra payer le prix de sa victoire. Les trois cents morts que ses canons ont couchés sur la chaussée ne sont rien parmi tous ceux qu’a déjà emportés la tourmente révolutionnaire. Mais on ne lui pardonnera pas d’avoir brisé le mouvement royaliste. Il aura désormais des ennemis politiques déterminés. Il est, quoi qu’il fasse, dans un camp, celui où sont aussi Barras, Fréron, Tallien et avec eux tous les régicides, et aussi
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