[Napoléon 1] Le chant du départ
Napoléon essaie de pousser toutes les portes.
Il harcèle les bureaux. Il grimpe au sixième étage du pavillon de Flore, au palais des Tuileries. Là s’est installé un membre du Comité de Salut Public, Doulcet de Pontécoulant, qui est chargé de la direction des Opérations militaires. Napoléon a obtenu du Conventionnel Boissy d’Anglas une recommandation. Mieux vaut établir des plans de campagne dans une soupente des bureaux de la Guerre que d’être un général oublié à la tête d’une brigade d’infanterie qui traque les Chouans. Le général Hoche accomplit parfaitement cette tâche, et le représentant en mission Tallien, à Quiberon, vient d’ordonner qu’on fusille sept cent quarante-huit émigrés qui ont débarqué à Quiberon et ont été faits prisonniers.
Que gagner dans cette guerre-là ?
Mieux vaut se presser parmi les solliciteurs. Mais on détaille avec étonnement et mépris sa tenue. On le juge à l’égal d’un égaré. Il devine l’étonnement et la crainte devant sa passion. On le renvoie d’une phrase : « Mettez par écrit tout ce que vous m’avez dit, faites-en un mémoire et apportez-le-moi. »
Napoléon tourne le dos. Il ne rédigera pas ses notes, pense-t-il d’abord. Puis, sur l’insistance de Boissy d’Anglas, il élaborera un plan de campagne pour l’armée d’Italie, et M. de Pontécoulant l’emploiera quelques semaines auprès de lui dans un service topographique.
Il travaille avec une efficacité qui surprend, une originalité et un talent qui frappent. Il s’impose à Pontécoulant et, le rapport d’estime étant ainsi établi, parce que ses qualités sont reconnues, il réclame sa réintégration comme général d’artillerie, et pourquoi pas une mission à Constantinople pour réorganiser l’armée turque ? Pontécoulant appuie ses demandes. Le départ projeté vers l’Orient est une issue peut-être, mais il faut attendre la décision de Letourneur, chargé du personnel, et lui aussi n’est que capitaine d’artillerie, à quarante ans !
Alors, chercher d’autres buts, parce que l’impatience ronge et l’inaction détruit.
D’abord, l’argent. Que faire sans lui ? La solde, soit. Mais ceux qui tiennent le haut du pavé à Paris jonglent avec les millions d’assignats. Ils portent des tenues extravagantes de soie et de brocart, des chapeaux enturbannés, et, quand Napoléon pénètre dans leurs salons, il n’est qu’une silhouette noire serrée dans un uniforme mal taillé.
D’abord l’argent, donc.
Joseph en dispose, puisque Julie Clary lui a apporté cent cinquante mille livres de rente.
« J’ai été hier à la terre de Ragny, écrit à la hâte Napoléon à son frère. Si tu étais homme à faire une bonne affaire, il faudrait venir acheter cette terre moyennant huit millions d’assignats ; tu pourrais y placer soixante mille francs de la dot de ta femme ; c’est mon désir et mon conseil… »
Mais les affaires intéressantes s’arrachent, car on se hâte de convertir en bonnes terres et en pierre les assignats qui se dévaluent.
« Hier a été l’adjudication du bien que j’avais eu l’idée de te procurer, à neuf lieues de Paris ; j’étais décidé à en donner un million cinq cent mille francs, mais, chose incroyable, il est monté à trois millions… » Tel est ce monde ! Celui de l’argent, des intrigues, du luxe, de la luxure, de la puissance et des cabales !
Napoléon le flaire, l’examine. Ce sont les nouveaux riches corrompus qui se retrouvent chez Mme Tallien – « Notre-Dame de Thermidor » – qui permettent d’accéder là où le destin se joue !
Il faut être de ce monde, ou bien ne pas être.
Et cette découverte-là mine aussi la santé de Napoléon.
Il se fait inviter au palais du Luxembourg, où règne Barras, qu’on appelle le roi de la République. Il pénètre dans le salon de la Chaumière du cours la Reine, au coin de l’allée des Veuves, aux Champs-Élysées, où reçoit Mme Tallien, la maîtresse officielle de Barras – qui en compte tant d’autres, plus, dit-on, quelques mignons.
Barras ! Napoléon se souvient de ce représentant en mission qui, avec Fréron et Fouché, a nettoyé Toulon des royalistes. Ceux-là ont fait fortune avec les fournitures de guerre aux armées, la concussion, les pillages ici et là. Monde de débauche, de corruption, de luxe et de luxure qui attire Napoléon, parce qu’il est un loup affamé de gloire, de
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