[Napoléon 1] Le chant du départ
femmes, de puissance, et qu’il a compris que tout se décide là.
Mais il doute aussi de ses capacités à conquérir ce monde, à s’y faire connaître. Il le faut pourtant, puisque rien d’autre n’existe. Il ne va pas compter sur un retour de la vertu robespierriste alors qu’elle ne fut souvent qu’apparence et illusion, et que tout le monde rejette la terreur qui l’accompagnait. Qui se soucie d’ailleurs encore des pauvres ? Chaque jour quelques-uns d’entre eux se jettent dans la Seine avec leurs enfants, pour échapper par la mort à la faim et à la misère.
Le monde est ainsi. L’égalité n’est qu’une chimère. Malheur aux pauvres et aux vaincus !
« Le luxe, le plaisir et les arts reprennent ici d’une manière étonnante », écrit Napoléon.
Il se rend à l’Opéra, assiste à une représentation de Phèdre . Il court la ville, « les voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de briller ».
Il est toujours tenaillé par le désir de savoir. « Les bibliothèques, les cours d’histoire, de chimie, de botanique, d’astronomie se succèdent… », note-t-il. Mais ce qui emporte toute la ville, c’est la volonté d’oublier dans le plaisir les mois de la Révolution. « L’on dirait que chacun a à s’indemniser du temps qu’il a souffert et que l’incertitude de l’avenir porte à ne rien épargner pour les plaisirs du présent », explique Napoléon à Joseph.
C’est cela, l’époque. Fou serait celui qui ne le comprendrait pas, qui voudrait autre chose.
« Cette ville est toujours la même ; tout pour le plaisir, tout aux femmes, aux spectacles, aux bals, aux promenades, aux ateliers des artistes. »
Et n’être rien dans ce monde-là, qui est le seul monde réel ? Autant mourir.
Brusquement, l’amertume et le désespoir submergent Napoléon. Il ne répond plus à Junot. Il s’enferme en lui-même, replié, le corps voûté.
Ce matin, il a fait antichambre chez Barras, chez Boissy d’Anglas, chez Fréron.
Il s’est présenté aux bureaux de la Guerre, qui accordent aux officiers en activité du drap pour l’habit, la redingote, le gilet et la culotte d’uniforme. Napoléon a réclamé, lu le décret du Comité de Salut Public qui fixe les modalités d’attribution. On l’a renvoyé. Qui est-il ? Même pour un uniforme, il faut un appui.
Voilà à quoi est réduit un homme comme lui !
Il prend la plume. Dans cette nuit du 12 août 1795, il laisse couler sa blessure. Il y a un abîme entre ce qu’il voudrait être et ce qu’il est, entre les batailles qu’il rêvait de conduire et le marécage où il lui faut patauger. Comme il l’a dit de son personnage, Clisson : « Il ne pouvait s’accoutumer aux petites formalités… Il ne concevait rien des cabales et n’entendait rien aux jeux de mots. »
Or, le Paris des Thermidoriens n’est que cela ! Et Napoléon se sent désarmé, impuissant, incapable de forcer la porte.
Alors cette nuit il s’abandonne, le temps d’une lettre à Joseph.
« Moi, très peu attaché à la vie, écrit-il, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d’âme où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin. Et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. Ma raison en est quelquefois étonnée, mais c’est la pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite en moi. »
La lettre cachetée, Napoléon se redresse, appelle Junot. Celui-ci reçoit des sommes d’argent de sa famille, les joue et donne ses gains à son général. Napoléon répartit les pièces et les billets. On s’en va au Palais-Royal.
Il a vingt-six ans, Junot vingt-quatre ans. Ils passent, le regard avide, au milieu des femmes. Leur corps et leur parfum, leurs yeux quand parfois ils croisent ceux de Napoléon font oublier en un instant le désespoir preque suicidaire. Le désir réveille le goût de vivre.
S’imposer à ce monde tel qu’il est, c’est d’abord conquérir, posséder une femme.
« Les femmes sont partout, écrit Napoléon à Joseph : aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant, vous voyez de très jolies personnes. Ici
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