[Napoléon 3] L'empereur des rois
fait froid. Le feu tire mal, enfume les pièces. Tout à coup, une voix. Une femme s’avance vers Napoléon, qui est entouré de ses officiers. Elle est égyptienne, veuve d’un officier français de l’armée d’Égypte. Elle s’incline. L’Empereur l’écoute, lui accorde une pension pour elle et son enfant.
Puis il s’isole devant la fenêtre.
Il y a si peu d’années entre l’Égypte et cette Saxe – à peine huit années ! Et cependant c’est comme si l’époque où il bivouaquait au pied des pyramides appartenait à une autre vie ! Tant de choses depuis. Et cette femme si jeune, qui fait resurgir le passé.
Il a soudain le sentiment d’être étranger à sa propre vie, de la voir se dérouler en dehors de lui comme s’il en était à la fois l’acteur et le spectateur.
Il reste longuement ainsi, attendant la fin de l’orage. Il se retourne. Il voit l’Égyptienne qui le contemple.
Rien n’est impossible. Le plus extraordinaire peut survenir. Il est ici. Demain il sera à Potsdam, dans le château de Sans-Souci, la résidence royale du grand Frédéric, ce souverain dont, jeune lieutenant, il admirait le génie et dont la gloire le fascinait.
Le vendredi 24 octobre 1806, il entre dans la cour du château de Sans-Souci. Il marche à pas lents, les mains derrière le dos, puis il se fait conduire à l’appartement de Frédéric II.
C’était donc ici.
Il ouvre les livres, dont beaucoup sont français. Il s’attarde aux notes écrites dans les marges.
Le souverain, comme lui, griffonnait sur ses ouvrages.
Napoléon fait le tour des pièces, descend sur la terrasse, regarde la plaine sablonneuse où le créateur de l’armée prussienne passait ses troupes en revue. Napoléon rentre dans l’appartement, prend l’épée, la ceinture et le grand cordon du roi. Il désigne les drapeaux de la Garde royale, ceux de la bataille de Rossbach.
— Je les donnerai au gouverneur des Invalides, qui les gardera comme témoignage des victoires de la Grande Armée et de la vengeance qu’elle a tirée des désastres de Rossbach.
Peut-être n’a-t-il jamais éprouvé de plus grande satisfaction, peut-être ne s’est-il jamais autant qu’à cet instant senti l’Empereur des rois, le conquérant.
Il choisit de dormir dans l’appartement qu’avait occupé, en novembre 1805, le tsar Alexandre.
Il regarde depuis la fenêtre les soldats de la garde impériale qui bivouaquent sous les arbres du parc. Le ciel est limpide. Il le fixe longuement. Il se souvient des nuits étoilées d’Égypte, des pyramides. Il est envahi par une sorte d’ivresse.
Il appelle Caulaincourt. Demain il passera en revue la garde impériale, dit-il. Puis, avant de s’endormir, il songe que « le plus grand péril se trouve au moment de la victoire », quand on se laisse griser, qu’on oublie qu’une fois un ennemi terrassé d’autres surgissent. Il y a la Russie, l’Angleterre, l’Autriche, même.
Dès demain il se préoccupera de renforcer l’armée, de préparer un décret pour lever la conscription de 1807, de faire diriger vers les unités des élèves de Polytechnique et de Saint-Cyr, de demander à Eugène et à Joseph d’envoyer des régiments d’Italie, de Naples. La guerre est dévoreuse d’hommes.
Il dit, le lendemain matin, en passant la revue de sa Garde, qu’« il faut que cette guerre soit la dernière », mais, lorsqu’il dicte sa proclamation aux troupes, il conclut : « Soldats, les Russes se vantent de venir à nous. Nous marcherons à leur rencontre, nous leur épargnerons la moitié du chemin. Ils trouveront Austerlitz au milieu de la Prusse… Nos routes et nos frontières sont remplies de conscrits qui brûlent de marcher sur nos traces… »
Il se doit de prononcer ces paroles, puisque en effet les Russes avancent et qu’il faudra encore se battre.
Le matin du dimanche 26 octobre, il se dirige lentement vers la petite église de Potsdam où se trouve le tombeau de Frédéric II. Il s’arrête devant le cercueil cerclé de cuivre. Duroc, Berthier, Ségur, quelques officiers se tiennent derrière lui.
Il oublie ceux qui l’entourent.
Il communie avec ces hommes qui, tel Frédéric II, constituent la grande chaîne des conquérants, ceux que Plutarque, dont il fut le lecteur, appelle Les Hommes illustres .
Il est l’un d’eux. Leur vainqueur en ce siècle.
Il reste longtemps immobile devant le tombeau.
Pendant que les troupes de Davout
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