[Napoléon 3] L'empereur des rois
vouloir préjuger de ce que je dois faire ! Qu’il attende qu’il ait commandé dans trente batailles rangées, avant de prétendre donner des avis ?
Il galope. Il est partout, sous le feu des canons prussiens qui ont commencé à tirer dès 6 heures du matin. Mais le prince de Hohenlohe n’imagine pas que les Français sont si proches de ses lignes, sur le Landgrafenberg, et les boulets de ses canonniers s’en vont frapper loin à l’arrière.
Mais ils sifflent au-dessus de Napoléon, comme bientôt les balles, quand, vers 9 heures, l’attaque se déclenche partout.
Il ne craint pas pour sa vie, tant de fois exposée. Il voit les hommes s’abattre autour de lui. Les soldats prussiens avancent en lignes serrées, comme des automates qui tout à coup tombent, désarticulés. Des blessés hurlent : « Vive l’Empereur ! » Il les regarde à peine. Il sait, depuis les premiers hommes qu’il a vus mourir autour de lui, que « celui qui ne voit pas d’un oeil sec un champ de bataille fait tuer des hommes bien inutilement ».
Il a l’oeil sec.
Il observe ces centaines de milliers d’hommes, ces sept cents pièces de canons qui sèment partout la mort. Il jouit de ce qui est pour lui l’un des « spectacles rares dans l’histoire ». Il voit les colonnes précédées de tirailleurs s’avancer, musique en tête, comme à la parade.
À 2 heures de l’après-midi, le sort de la bataille est joué. L’armée prussienne n’est plus qu’un fleuve de fuyards qui coule vers Weimar.
Napoléon se tient à cheval sur le plateau jusqu’à 3 heures. Il écoute les rapports des aides de camp. Des boulets tombent au milieu de l’état-major.
— Il est inutile de se faire tuer à la fin d’une victoire, dit Napoléon à Ségur, qui vient d’apporter un message du maréchal Lannes. Mettons pied à terre.
Il rentre à Iéna. La ville est éclairée par les incendies qu’ont allumés les boulets prussiens. Il passe devant l’église. Il entend les cris des blessés qui sont entassés dans le bâtiment mais dont le nombre est si grand qu’ils sont là, sanglants, sur le parvis, dans les rues.
Il a l’oeil sec.
Il dort quelques minutes dans une auberge où Caulaincourt a fait installer le lit au coin d’une vaste salle, mais les aides de camp le réveillent. Ségur rapporte que la reine de Prusse a failli être capturée. Napoléon se lève.
— C’est elle qui est la cause de la guerre, dit-il.
Puis un aide de camp lui indique que Davout a remporté à Auerstedt une victoire totale sur les Prussiens commandés par le roi Frédéric-Guillaume et le duc de Brunswick. Ce dernier a été grièvement blessé.
Napoléon s’enquiert des conditions de la bataille. Il devient sombre. Il devine que Bernadotte, loin d’aider Davout comme il l’aurait dû, n’a pas participé au combat.
— Ce Gascon n’en fera jamais d’autres ! s’exclame Napoléon.
Il marche dans la salle. Il faudrait faire fusiller Bernadotte. Mais c’est le mari de Désirée Clary, le beau-frère de Joseph.
Il dicte une lettre à Bernadotte : « Je n’ai pas l’habitude de récriminer sur le passé puisqu’il est sans remède. Mais votre corps d’armée ne s’est pas trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu être très funeste… Tout cela est certainement très malheureux. »
Petitesse des hommes. Bernadotte n’a pas voulu favoriser la victoire de Davout, qui mérite d’être fait duc d’Auerstedt. Je me souviendrai de ces deux hommes-là .
Il est 3 heures du matin le 15 octobre. Napoléon s’assied et, sur le rebord d’une caisse, à la lueur d’un lumignon, il écrit à Joséphine.
« Mon amie, j’ai fait de belles manoeuvres contre les Prussiens. J’ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient cent cinquante mille hommes, j’ai fait vingt mille prisonniers, pris cent pièces de canons et des drapeaux. J’étais en présence et près du roi de Prusse. J’ai manqué de le prendre ainsi que la reine.
« Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille.
« Adieu, ma bonne amie ; porte-toi bien et aime-moi.
« Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu’à Napoléon et au petit 1 .
« Napoléon »
Il sort dans les rues d’Iéna, monte dans une calèche découverte.
Qu’on le conduise à Weimar.
La route est encombrée de troupes. Les champs sur les bas-côtés sont couverts de morts et de blessés. Il dit à Berthier qu’« il
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