[Napoléon 3] L'empereur des rois
maintenir, les chevaux éventrés révélant les positions de l’artillerie.
Il remonte lentement, entouré de son escorte, la route qui longe en direction de Wehlau la rive gauche de la vallée de l’Aile. Des corps glissent lentement sur les eaux de la rivière.
Il pleut. Il s’arrête dans le village de Peterswalde, s’installe dans une grange, commence une lettre pour Joséphine.
« Mon amie, je ne t’écris qu’un mot, car je suis bien fatigué ; voilà bien des jours que je bivouaque. Mes enfants ont dignement célébré l’anniversaire de la bataille de Marengo.
« La bataille de Friedland sera aussi célèbre et est aussi glorieuse pour mon peuple. »
Il pourrait interrompre là cette lettre. Mais il faut aussi expliquer à Joséphine afin qu’elle raconte autour d’elle.
« Toute l’armée russe mise en déroute, reprend-il, quatre-vingts pièces de canon, trente mille homme pris ou tués ; trente-cinq généraux russes tués, blessés ou pris ; la Garde russe écrasée : c’est une digne soeur de Marengo, Austerlitz, Iéna. Le Bulletin 1 te dira le reste. Ma perte n’est pas considérable ; j’ai manoeuvré l’ennemi avec succès.
« Sois sans inquiétude et contente.
« Adieu, mon amie ; je monte à cheval.
« Napoléon
« L’on peut donner cette nouvelle comme une notice si elle est arrivée avant le Bulletin . On peut aussi tirer le canon. Cambacérès fera la notice. »
Il étend les jambes, ferme les yeux quelques secondes.
Il a remporté la victoire. Mais que peut durablement la force ? s’interroge-t-il. La force est impuissante à organiser quoi que ce soit.
« Il n’y a que deux puissances dans le monde : le sabre et l’esprit. À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit. »
Il vient de brandir le sabre. Il a terrassé l’ennemi. Maintenant, place à l’esprit pour organiser. Il faut qu’il parle avec le tsar Alexandre. Il faut conclure la paix avec lui.
Il reste encore quelques minutes ainsi. Il est serein. Il recommence à écrire.
« Tu es pour moi, dit-il à Marie Walewska, une nouvelle sensation, une révélation perpétuelle. C’est que je t’étudie avec impartialité. C’est aussi que je connais ta vie jusqu’à ce jour. D’elle vient, chez toi, ce singulier mélange d’indépendance, de soumission, de sagesse et de légèreté qui te fait si différente de toutes. »
Il est heureux.
Le mardi 16 juin, il longe la rivière Pregel, marchant vers Tilsit. Il fait établir un pont de bateaux, puis il cherche lui-même un gué, s’engageant dans le lit de la rivière, à la tête des escadrons, levant les jambes au-dessus des fontes.
Parfois il se lance au galop. Il aime cette sensation d’indépendance, cette preuve de sa liberté capable de balayer toutes les étiquettes, toutes les prudences. Il surprend son escorte et chevauche ainsi seul plusieurs dizaines de minutes, jusqu’à une hauteur où il s’arrête, regardant cette campagne plus grise que la pluie commence à brouiller. Ses officiers, le grand écuyer Caulaincourt le rejoignent, essoufflés, inquiets. Il rit.
On lui apporte la nouvelle de la chute de Königsberg où sont entrés Murat et Soult. Tout se déroule comme il l’avait prévu.
« Königsberg, qui est une ville de quatre-vingt mille âmes, est en mon pouvoir, écrit-il à Joséphine. J’y ai trouvé bien des canons, beaucoup de magasins, et enfin plus de soixante mille fusils venant d’Angleterre.
« Adieu, mon amie ; ma santé est parfaite, quoique je sois un peu enrhumé par la pluie et le froid du bivouac.
« Sois contente et gaie.
« Tout à toi.
« Napoléon »
Son esprit, en ces lendemains de bataille et de victoire, se détend et retrouve toutes ses pensées, comme si l’horizon ne se limitait plus à cet espace à conquérir, à ces armées à bousculer, mais redevenait cette scène où se meuvent les souvenirs, les personnes aimées.
Il a écrit déjà à Joséphine, à Marie. Il reprend la plume pour écrire à Hortense, car il a voulu aussi cette victoire, avec tant de détermination, peut-être parce que Napoléon-Charles était mort et qu’il fallait se prouver que l’énergie vitale ne l’avait pas abandonné, qu’il était bien capable, comme il le sentait, d’aller plus loin encore, de faire mieux qu’à Marengo ou Austerlitz, malgré la mort de cet enfant qu’il aimait.
Il écrit à Hortense ce 16 juin 1807.
« Vos peines me
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