[Napoléon 3] L'empereur des rois
et il s’avance seul, d’un pas rapide, pour accueillir le tsar dont la barque approche.
Napoléon tend la main et, dans un coup d’oeil, évalue cet homme qui a douze ans de moins que lui, qui est responsable de l’assassinat de son père, Paul I er .
Alexandre grand, son teint rose. Les cheveux châtains, poudrés, dépassent en longs favoris d’un grand chapeau à plumes blanches et noires. Il porte l’uniforme vert à parements rouges de ce régiment Préobrajenski, qui est une sorte de garde impériale. Sur son épaule droite brillent des aiguillettes d’or. Il a l’épée au côté et des bottes courtes qui tranchent sur ses culottes blanches. Le cordon bleu pâle de l’ordre de Saint-André lui barre la poitrine.
Je porte le cordon rouge de ma Légion d’honneur .
Ce tsar a le regard clair, un visage poupin, avenant.
Napoléon l’embrasse. Ils se dirigent côte à côte vers la grande tente.
— Je hais les Anglais autant que vous les haïssez, commence Alexandre.
Sa voix est mélodieuse, son français parfait.
— Je serai votre second dans tout ce que vous entreprendrez contre eux, poursuit-il au moment où ils sont sur le seuil de la tente.
Napoléon soulève le voile.
— En ce cas, tout peut s’arranger, dit-il, et la paix est faite.
Napoléon parle. Il est emporté par une agréable griserie. Jamais son esprit n’a été aussi vif. Il veut convaincre, séduire, entraîner cet empereur dont il est l’aîné, dont il a battu les troupes, qu’il ne veut pas humilier pourtant mais au contraire rallier afin de bâtir avec lui cette Europe à deux faces.
Celle du tsar jusqu’à la Vistule, et la mienne depuis ce fleuve jusqu’à l’ouest .
Il n’y a pas d’autre choix, d’ailleurs. La Prusse ?
Il dit à Alexandre :
— C’est un vilain roi, une vilaine nation, une puissance qui a trompé tout le monde et qui ne mérite pas d’exister. Tout ce qu’elle garde, elle vous le doit.
L’Autriche ? Napoléon ne veut pas l’évoquer, mais il a lu, au moment où il quittait sa résidence de Tilsit pour se diriger vers le Niémen afin d’y rencontrer Alexandre, les dépêches d’Andréossy. L’ambassadeur de France à Vienne rapporte comment les Autrichiens ont espéré la défaite de la Grande Armée, comment ils se sont préparés à intervenir pour l’achever si elle avait été battue, comment la victoire de Friedland a désespéré la cour de Vienne.
Reste la Turquie, mais une révolution de palais vient d’y renverser le sultan Selim III, l’allié de Napoléon.
Napoléon murmure à Alexandre :
— C’est un décret de la providence qui me dit que l’Empire turc ne peut plus exister !
Partageons-nous ses dépouilles .
Il évoque l’Orient, observe Alexandre.
Cet homme paraît sincère. Il est jeune encore. Je le domine. Je veux son alliance mais je ne lui céderai jamais « Constantinople, qui est l’Empire du monde » .
Le temps a passé, plus d’une heure trente. Ils conviennent de se rencontrer demain, vendredi 26 juin, sur le radeau.
Le roi Frédéric-Guillaume de Prusse devrait être présent, dit Alexandre.
Napoléon a un mouvement d’humeur.
— J’ai souvent couché à deux, jamais à trois, dit-il.
Puis il se reprend, offre pour les entretiens suivants que les rencontres aient lieu à Tilsit, ville dont il cédera la moitié aux Russes afin qu’Alexandre puisse y résider.
— Nous parlerons, dit-il.
Puis il ajoute :
— Je serai votre secrétaire et vous serez le mien.
Napoléon prend le bras d’Alexandre et se dirige vers son canot.
Des deux rives montent les vivats des soldats qui regardent la scène.
Cette nuit-là, Napoléon, qui dort dans la grande maison qu’il occupe à Tilsit, a un sommeil entrecoupé de longs moments de veille.
Les feux des soldats de la Garde éclairent la pièce. Il entend une chanson qui, au loin, monte dans la nuit.
L’air est celui d’un refrain qu’entonnent souvent les grenadiers en marchant. La voix, d’abord seule, est rejointe par d’autres, joyeuses, qui reprennent en choeur :
Sur un radeau
J’ai vu deux maîtres de la terre
J’ai vu le plus noble tableau
J’ai vu la paix, j’ai vu la guerre
Et le sort de l’Europe entière
Sur un radeau…
Le sommeil se dissipe. Pourquoi s’ensevelir dans l’oubli et le silence qu’il procure alors que les journées qu’il vit sont les plus pleines de sa vie ?
Il réveille Roustam, fait appeler son
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