[Napoléon 3] L'empereur des rois
rive gauche. Les soldats de Lannes, comme ceux de Ney, se sont retirés en bon ordre, aspirant derrière eux les Russes, qui occupent Friedland.
Napoléon est sûr que plus rien ne pourra l’empêcher : Bennigsen est ferré.
Il enfourche son cheval, commence sa course vers le lieu des premiers combats, et arrive au milieu des soldats d’Oudinot.
— Où est donc l’Aile ? demande-t-il à Oudinot.
Le général tend le bras, montre la rivière large d’une cinquantaine de mètres et dont la rive est abrupte.
— Là, dit-il, derrière l’ennemi.
— Je lui mettrais bien le cul dans l’eau, dit Napoléon.
Les boulets commencent à tomber autour de Napoléon, les blessés se multiplient. Il demeure les bras croisés sous le feu. Oudinot s’approche, explique que les grenadiers menacent de cesser de se battre si l’Empereur s’expose ainsi.
Napoléon remonte à cheval, fait installer son bivouac à Posthenen, un petit village face aux troupes russes de Bagration.
Il fait donner l’artillerie et va et vient sur une butte, cinglant les hautes herbes de sa cravache.
C’est le 14 juin. Un signe.
Il se tourne vers Berthier.
— Jour de Marengo, jour de victoire, dit-il. Friedland vaudra Austerlitz, Iéna et Marengo dont je fête l’anniversaire.
Il marche rapidement. Voilà un signe du destin. Il se sent habité par une énergie joyeuse que rien ne peut briser. Quand le capitaine Marbot lui apporte un pli du maréchal Lannes, il l’interroge.
— As-tu bonne mémoire, Marbot ? Eh bien, quel anniversaire est-ce, aujourd’hui 14 juin ?
Marbot répond.
— Oui, oui, dit Napoléon, celui de Marengo, et je vais battre les Russes comme je battis les Autrichiens.
Il monte à cheval, longe les colonnes de soldats, qui crient : « Vive l’Empereur ! » et leur lance :
— C’est aujourd’hui un jour heureux, l’anniversaire de Marengo.
La journée s’avance. Il fait chaud. Il n’a toujours pas donné l’ordre de l’attaque générale. Toutes les troupes ne sont pas encore parvenues sur le champ de bataille.
Il regarde à la lunette. Les membres de l’état-major, près de lui, répètent que les troupes russes continuent de passer sur la rive gauche, et qu’elles sont si nombreuses qu’il faut sans doute attendre le lendemain pour les attaquer, quand la Grande Armée sera au complet.
Napoléon baisse sa lunette. Il sait, lui, que c’est le moment.
— Non, dit-il, on ne surprend pas deux fois l’ennemi en pareille faute.
Tout est simple maintenant. Les pensées deviennent des ordres et des actes. Il s’approche de Ney, lui saisit le bras.
— Voilà le but, dit-il.
Il montre les troupes russes et, au-delà, la ville de Friedland.
— Marchez sans y regarder autour de vous : pénétrez dans cette masse épaisse quoi qu’il pût vous en coûter ; entrez dans Friedland, prenez les ponts et ne vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou sur vos arrières. L’armée et moi sommes là pour y veiller.
Ney s’élance.
Napoléon le suit des yeux.
— Cet homme est un lion, murmure-t-il.
À 17 h 30, alors que le soleil est encore haut en ce dimanche 14 juin 1807, Napoléon donne l’ordre de l’attaque. Vingt pièces de canon en place à Posthenen ouvrent le feu à son signal, et toute l’artillerie déclenche son tir. Au milieu des explosions, Napoléon entend les cris de « Vive l’Empereur ! En avant ! À Friedland ! ».
Sa pensée est devenue cette bataille.
Il désigne au général Sénarmont les ponts qu’il faut détruire. Ainsi la nasse sera close. À la lunette, il voit les Russes qui se débandent, essaient de traverser la rivière, s’y noient.
Et quand les tirs cessent, vers 22 h 30, il n’aperçoit plus dans la nuit que les maisons de Friedland qui brûlent, éclairant les morts et les blessés, les débris des caissons de l’artillerie russe.
Les cris de douleur sont souvent couverts par les cris de « Vive l’Empereur ! » que lancent les soldats quand ils voient passer Napoléon.
C’est déjà l’aube du lundi 15 juin. Napoléon parcourt les lignes. Les soldats dorment et ainsi ils ressemblent à des morts.
Il interdit qu’on les réveille pour lui présenter les armes, et il continue d’avancer, parvenant ainsi jusqu’aux monceaux de cadavres russes déchiquetés par l’artillerie, entassés les uns sur les autres, leurs corps dessinant les rangs qu’ils avaient tenté de
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