[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
présence d’esprit de Murat et son courage, tout eût été pris, et lui-même compromis. Mais je ne puis me rapporter à lui. Il se fie sur sa bravoure, s’en rapporte à ses généraux et ceux-ci sont négligents. Dans tous les cas il faut laver l’affront de cette surprise. Il ne faut pas qu’on dise en France qu’un échec nous a forcés à nous retirer.
Il saute de cheval, rentre dans les bâtiments.
— Quelle bêtise de Murat ! Personne ne se garde. Cela dérange tous mes projets. On me gâte tout.
Il reste seul. Il n’est plus temps d’attendre. Demain, il quitte Moscou.
Il doit écrire quelques lignes à Marie-Louise, paisibles, rassurantes.
« Ma bonne Louise,
« Je t’écris au moment où je monte à cheval pour visiter mes avant-postes. Il fait ici chaud, un très beau soleil, aussi beau qu’il peut faire à Paris dans le courant de septembre. Nous n’avons encore eu aucun froid. Nous n’avons pas encore éprouvé les rigueurs du climat du Nord.
« Mon intention est de prendre bientôt mes quartiers d’hiver et j’espère pouvoir te faire venir en Pologne pour te voir. Baise pour moi le petit roi deux fois et ne doute jamais des sentiments de ton tendre époux.
« Nap. »
Il est sept heures du matin, le lundi 19 octobre 1812. Il s’approche du général Rapp, qui paraît soucieux.
Imagine-t-il que je ne le suis pas ? Je regarde ces milliers de voitures remplies des produits du pillage – tableaux, vases, fourrures, reliques, meubles, tonneaux. Ça, mon armée ? Et ces cent mille hommes, à l’exception de la Garde, sont-ce encore tout à fait des soldats, chargés de flacons et de sacs pleins de leurs rapines, leurs corps emmaillotés de vêtements disparates ?
Que puis-je exiger de ces hommes-là ?
Il dit à Rapp d’un ton joyeux :
— Eh bien, Rapp, nous allons nous retirer sur la Pologne : je prendrai de bons quartiers d’hiver ; j’espère qu’Alexandre fera la paix.
— Les habitants prédisent un hiver rigoureux, dit Rapp.
Napoléon s’éloigne.
— Bah, bah, avec vos habitants ! lance-t-il. Voyez comme il fait beau !
Il rejoint le maréchal Berthier.
Il exige d’une voix rude que chaque voiture prenne en charge deux blessés. « Toute voiture qui sera trouvée en marche sans ces blessés sera brûlée. Les voitures devront être numérotées, sous peine de confiscation. »
Berthier murmure qu’elles sont peut-être vingt, trente, quarante mille !
Il ne répond pas. Il dicte un nouvel ordre, à transmettre au maréchal Mortier, qui devra rester avec dix mille hommes au Kremlin, après avoir fait partir les éclopés et les blessés.
« Le 23 octobre à deux heures du matin, le maréchal Mortier fera mettre le feu au palais du Kremlin. »
Il regarde Berthier, puis recommence à dicter tout en marchant.
« Quand le feu sera en plusieurs endroits du Kremlin, le maréchal Mortier, duc de Trévise, se portera sur la route de Mojaïsk. À quatre heures, l’officier d’artillerie chargé de cette besogne fera sauter le Kremlin. Sur sa route, il brûlera toutes les voitures qui seraient restées en arrière, fera autant que possible enterrer tous les cadavres et briser tous les fusils qu’il pourrait rencontrer. »
Voilà.
La Garde s’ébranle. Il prend place au milieu d’elle, droit sur sa selle.
Il est neuf heures du matin, ce lundi 19 octobre 1812.
Il quitte Moscou.
6.
Il regarde loin devant lui. Il voudrait ne pas voir, mais il aperçoit sur les bords de la route des grenadiers de sa Garde, arrêtés déjà. Et on ne marche que depuis quelques heures. Ils fouillent dans leurs sacs. Ils abandonnent des objets trop lourds. Les talus boueux sont déjà recouverts de livres aux reliures dorées, de statuettes, de robes, de tapis.
Il ne doit rien laisser apparaître de ce qu’il ressent, ni l’inquiétude, ni la rage, ni l’incertitude.
Et cependant elles le rongent. A-t-il eu raison de prendre la route du Sud, vers Kalouga, pour infliger une défaite à Koutousov ? Et où est le feld-maréchal russe ? On n’aperçoit de temps à autre, surgissant du brouillard, que des cosaques, qui tirent quelques coups de feu, donnent des coups de lance puis s’égaillent comme une nuée de mouches quand les escadrons de la Garde chargent. Mais ils ont tué ou blessé quelques hommes qui restent allongés sur la terre.
Fallait-il gagner au plus vite Smolensk, où se trouvent des magasins remplis
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