[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
les chevaux sont épuisés ?
Napoléon ne peut rester en place. Il marche dans la pièce. Il consulte les cartes. Il sort sur le seuil. La nuit est grise de brouillard. On ne voit pas à quelques pas.
— Cela devient grave, murmure-t-il. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien !
Il se tait tout en marchant dans ce réduit qui pue, puis, tout à coup, il saisit son chapeau.
— Je vais m’assurer moi-même si l’ennemi est en position ou en retraite, comme tout l’annonce. Ce diable de Koutousov ne recevra pas la bataille. Faites avancer mes chevaux, partons.
Il se heurte à Berthier, qui lui barre le passage. Le jour n’est pas levé, dit le maréchal. On ne sait pas quelle est la position des différentes unités. Les cosaques peuvent surgir à tout instant.
Un aide de camp d’Eugène arrive, confirme la retraite des troupes de Koutousov. Napoléon écoute, attend quelques minutes. Mais il ne peut rester dans cette pièce enfumée. Il veut agir. Il monte à cheval, sans se soucier de qui le suit.
Il chevauche, et tout à coup des cavaliers surgissent du brouillard, crient, enveloppent l’escorte, les aides de camp. Il entend le cri de Rapp :
— Arrêtez, Sire, ce sont des cosaques !
— Prends les chasseurs du piquet et porte-toi en avant ! lance Napoléon.
Il regarde autour de lui. Berthier et Caulaincourt sont à ses flancs, l’épée tirée. Il dégaine.
On se bat devant lui. Il entend le choc des coups portés, les cris, les hourras des cosaques. Les escadrons de la Garde surviennent enfin, au moment où le brouillard se lève. Il découvre alors dans la plaine des milliers de cosaques, sans doute ceux de Platov, qui ont attaqué les bivouacs de la Garde et le parc d’artillerie, entraînant avec eux des prisonniers, des pièces de canon. Ils ont dû surgir des bosquets d’arbres qui, de-ci, de-là, forment dans la plaine des massifs sombres.
Il faut montrer sa sérénité, sa gaieté même. Il rit, plaisante avec Lauriston et Rapp. Il sent les regards des grenadiers qui ne le quittent pas des yeux.
Il doit apparaître héroïque et invulnérable.
« Vive l’Empereur ! » crie-t-on. Mais les voix s’éteignent vite. Il rentre lentement, traversant les bivouacs. Les hommes sont accroupis autour des feux. Il les sent recroquevillés en eux-mêmes. Indifférents les uns aux autres. Ennemis, même. Isolés par le froid qui tombe et la faim qui les tenaille. Il convoque le docteur Yvan, le médecin de la Garde, qui lui est attaché depuis des années.
Il le dévisage. Il veut, dit-il en tournant le dos à Yvan, une ampoule remplie d’un poison violent. Il veut la porter sur lui. Il ne doit pas courir le risque d’être fait prisonnier.
Il fait face à Yvan qui balbutie. Il répète qu’il s’agit d’un ordre à exécuter immédiatement.
C’est le dimanche 25 octobre 1812. Il a donc failli être tué ou capturé. Mais le destin l’a laissé en vie. Alors, en avant.
Il donne le signal du départ. Il a pris sa décision. On gagnera au plus vite Smolensk. On abandonne la route du Sud, on reprend la route de Mojaïsk, de Borodino et de Wiazma.
Maintenant, la nuit, il gèle, mais les journées froides ne sont encore que grises. Il chevauche au milieu de la Garde, puis il monte en voiture et marche de longues heures à pied, avec les soldats, comme un soldat, s’appuyant au bras de Caulaincourt ou de Berthier, ou bien prenant appui sur un gros bâton.
Il voit.
Les morts sur les talus et sur la route. Les blessés abandonnés. Les voitures brisées auxquelles il donne l’ordre de mettre le feu.
Tout à coup, il reconnaît ces plateaux, dont la terre est encore retournée, ces ravins d’où s’envolent des milliers de corbeaux. Les étendues sont couvertes de débris et de morts. Des bras sortent de terre. Des carcasses de chevaux achèvent de pourrir. La pluie a délavé le terrain et les cadavres enterrés sont en partie mis au jour. Voilà le village de Borodino.
Cela fait à peine cinquante-deux jours que la bataille de la Moskova a eu lieu.
Il voudrait faire accélérer le pas. Chaque soldat qui passe entre ces morts qui pourrissent est un homme qui perd de son énergie, qui désespère. Il regarde Caulaincourt. Son frère repose aussi dans cette terre. Il entend les murmures qui montent de la troupe en marche. Il veut savoir. On dit qu’on a trouvé un grenadier français, les jambes coupées mais encore vivant. L’homme aurait
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