[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
lui.
— En quittant la capitale, je laisse avec confiance au milieu de vous ma femme et mon fils sur lesquels sont placées tant d’espérances. Je partirai avec l’esprit dégagé d’inquiétude lorsqu’ils seront sous votre garde.
Il les dévisage les uns après les autres.
— Je vous laisse, reprend-il, ce que j’ai au monde de plus cher après la France et le remets à vos soins.
Il sent l’émotion qui le gagne.
— Il pourrait arriver toutefois que par les manoeuvres que je vais être obligé de faire, les ennemis trouvassent le moment de s’approcher de vos murailles. Souvenez-vous que ce ne pourra être l’affaire que de quelques jours et que j’arriverai bientôt à votre secours. Je vous recommande d’être unis entre vous. On ne manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs, mais je compte sur vous pour repousser toutes ces perfides instigations.
Il soulève son fils, le prend dans ses bras et le promène devant les officiers.
Les cris résonnent dans la salle, font trembler les vitres :
« Vive l’Empereur ! Vive l’Impératrice ! Vive le roi de Rome ! »
Plus tard, il s’est assis près de l’Impératrice. Il fixe l’enfant qui joue à quelques pas.
Quand le reverra-t-il ?
Il se tourne vers Marie-Louise. Elle semble hébétée. Elle a failli s’évanouir quand les officiers de la garde nationale ont lancé leurs cris. Maintenant, elle balbutie :
— Le retour ? demande-t-elle.
— Ma chère amie, dit-il, c’est le secret de Dieu.
Il faudrait qu’il se lève, regagne son cabinet de travail où il doit encore trier des papiers, brûler ce qui reste de sa correspondance secrète, ainsi que les rapports de certains de ses espions. Mais il ne peut bouger. Il voudrait que le temps s’immobilise. Il voudrait fixer dans son regard chaque expression de son fils.
Des dignitaires viennent présenter leurs hommages. Il se ressaisit, se dresse.
— Au revoir, Messieurs, dit-il, nous nous reverrons peut-être.
Peut-être.
S’il perd la partie, il ne reverra plus tous ceux qu’il laisse ici, sa femme, son fils.
Il ne lui restera que la mort.
Et s’il gagne ?
Il ne peut imaginer ce qui adviendra. Mais il ne pourra pas reconquérir l’Europe, reconstituer ce Grand Empire, redevenir l’Empereur des rois. Il le sait. Il n’entrera plus dans Vienne, Moscou, Madrid, Berlin, Varsovie. Cela a eu lieu. Et ne pourra plus être.
Il va se battre le dos au gouffre.
Il jette une poignée de lettres dans la cheminée. Il écrit à Joseph. « Mon aîné. Aîné, lui ! Pour la vigne de mon père, sans doute ! » « C’est une de mes fautes d’avoir cru mes frères nécessaires pour assurer ma dynastie. »
Mais il écrit quelques lignes pour désigner Joseph comme lieutenant général de l’Empire, aux côtés de l’Impératrice, régente.
Joseph, même s’il est incapable, s’il a perdu l’Espagne, Joseph ne m’a pas trahi .
Peut-être .
Mais combien sont les hommes sur qui il peut encore compter ? Ceux du peuple. Mais un peuple qui n’est pas dirigé devient une populace.
Il appelle son secrétaire, dicte une première consigne : faire partir avant cinq heures du matin le pape, et le conduire de Fontainebleau à Rome.
Puis, d’un geste, il indique qu’il veut rester seul.
Quelques papiers encore à détruire. Et voilà qu’il est déjà deux heures du matin.
Il sort de son cabinet, traverse les galeries des Tuileries désertes.
Quand reviendra-t-il ici ? Qui reverra-t-il ?
Il entre dans la chambre de son fils à pas de loup. Dans la pénombre, il aperçoit Mme de Montesquiou. Elle sursaute. Il fait signe à la gouvernante de ne pas bouger, de se taire.
Il s’approche du lit où dort l’enfant.
Il le regarde longuement dans la faible lumière de la veilleuse.
Il se baisse, effleure des lèvres le front de son fils. Puis il s’éloigne.
Dans la cour, la berline et cinq voitures de poste sont alignées. Des généraux et des officiers d’ordonnance forment un groupe sombre.
Il est trois heures du matin, ce mardi 25 janvier 1814.
17.
Combattre. Vaincre.
Il répète ces deux mots aux maréchaux rassemblés dans le grand salon de la préfecture de Châlons où il vient d’arriver. Il les regarde avec insistance : Berthier, Kellermann, Ney, Marmont, Oudinot, Mortier. Ils sont grâce à lui prince de Neuchâtel, duc de Valmy, prince de la Moskova, duc de Raguse, duc de Reggio, duc de Trévise –
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