Néron
la débauche, l’ambition, les complots poussaient et pullulaient dans Rome empuantie comme par des champignons vénéneux. Et la mort était aux aguets.
J’ai regretté la Corse sauvage.
Un jour, un esclave m’apporta un message d’Agrippine. Un seul mot, impérieux, était tracé sur la tablette : « Viens. » Elle me convoquait.
Je me suis rendu dans sa villa de l’Esquilin. J’y ai retrouvé son fils, ce Lucius Domitius que j’avais vu naître et grandir.
Il allait et venait dans l’atrium, suivi par ses nourrices Eglogé et Alexandra. Il récitait des vers latins d’une voix forte, cependant que ses deux maîtres grecs, Beryllus et Anicetus, l’écoutaient, le corrigeaient.
Adossé à une colonne se tenait son tuteur Asconius Labeo, et, appuyé au rebord du bassin, Chaeremon, un prêtre égyptien.
Je n’ai appris le nom de ces hommes que plus tard, de la bouche même d’Agrippine.
— Tu es à Rome, Serenus, et tu ne me rends pas visite ?
Tels furent les premiers mots qu’elle m’adressa d’une voix sèche et menaçante.
Elle avait les yeux cernés de traits noirs, les cheveux bouclés, les lèvres bleuies, et son corps maigre était enveloppé d’une longue tunique blanche.
— Écoute mon fils, me dit-elle, interrompant les explications que je lui donnais.
Lucius Domitius déclamait, bras écartés, tournant la tête de gauche et de droite, souriant, quêtant les éloges et les regards complaisants.
— Voici les Grecs Beryllus et Anicetus, le prêtre égyptien Chaeremon, poursuivit-elle. Lucius doit tout apprendre d’eux, ne rien ignorer d’Athènes ni d’Alexandrie. Je veux qu’il soit digne de César et d’Auguste. Si un jour…
Elle ferma les yeux et ses paupières dessinaient deux taches noires dans son visage poudré.
— Quand Sénèque reviendra de Corse, reprit-elle – car il reviendra, je le veux, et les dieux l’exigent –, il enseignera à mon fils tout ce qu’il sait. Lucius Domitius doit être le meilleur orateur de Rome. C’est pourquoi je veux que Sénèque se tienne auprès de lui. Et toi aussi, Serenus.
Lucius Domitius ne récitait plus, il s’était approché de nous, tête baissée, mais il la relevait de temps à autre, et chaque fois je surprenais dans son regard un éclat aigu qu’il faisait aussitôt disparaître en inclinant à nouveau la tête.
Son maître Anicetus s’est avancé et l’a félicité. Le visage de l’enfant s’est éclairé d’un sourire fat, puis à la prétention vaniteuse ont succédé une timidité et une modestie de bon élève attentif.
— Tu dois faire mieux, Lucius. Sois exigeant envers toi-même, lui a dit Agrippine. Quant à vous – elle s’est tournée vers Anicetus et Beryllus –, soyez des maîtres impitoyables. Vous aurez à répondre de ses fautes et de ses ignorances. Lucius est fils d’Apollon, le sang de César et d’Auguste coule dans ses veines. Soyez sans indulgence !
Lucius Domitius s’est voûté comme s’il craignait d’être frappé. Ses maîtres l’ont entraîné à l’autre extrémité de l’atrium.
En s’éloignant l’enfant a esquissé un pas de danse tout en se redressant, puis il s’est tassé comme s’il avait regretté d’avoir laisser fuser ce transport d’allégresse.
J’ai pensé qu’il avait déjà appris à cacher ses sentiments et à demeurer sur ses gardes. Il s’est retourné. J’ai croisé son regard empli d’angoisse et en même temps d’orgueil et de violence. J’ai craint l’adulte qui perçait sous l’enfant.
Agrippine s’est penchée vers moi.
— Je veux que mon fils soit le glaive de Rome, mon glaive ! a-t-elle murmuré. Serenus, si tu n’es pas avec moi…
Elle m’a dévisagé, s’est interrompue puis a souri comme pour dissimuler la menace contenue dans ses propos.
— Tu ne peux pas être aux côtés de Messaline. Elle est le véritable empereur de Rome, mais sa conduite est celle d’une putain, et j’ai honte pour Claude, honte pour le sang de César et d’Auguste qui est le sien. Sais-tu ce qu’elle veut ?
Ce qu’Agrippine m’a révélé ce jour-là des intentions de Messaline, je l’ai vu s’accomplir.
Elle, la propre épouse de l’empereur, comme si elle avait été lassée de ses adultères par trop faciles, et qu’elle voulût humilier davantage encore Claude, avait décidé de le répudier et de convoler devant témoins avec le consul Silius dont tout un chacun, à Rome, connaissait les
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