Noir Tango
Samuel portait-il
Daniel ?…
— Carmen, and a con el. [62]
Sur la banquette arrière de la voiture de
Tavernier, Sarah continuait de rire…
— Fais-la taire, supplia Léa, fais-la
taire.
Il ne répondit pas, roulant à vive allure le
long des quais. On n’entendait plus les sirènes. Il s’arrêta, se retourna et
gifla Sarah à plusieurs reprises… enfin le rire dément cessa.
Il repartit… derrière, Sarah essayait de
retrouver sa respiration.
— Attention !…
De justesse, il évita une charrette tirée
par un âne. Ils entendirent les imprécations du charretier.
L’automobile
roulait à vive allure le long des docks. Ils traversèrent un quartier misérable.
« Le faubourg est le reflet de la
fatigue du voyageur », murmura Léa.
— Que dis-tu ? demanda François.
— C’est un vers de Borges qui me
revient en mémoire.
Il lui lança un regard surpris.
— Tu lis Borges ?
— Non, mais à Mar del Plata, Victoria a
dit ce poème, je trouvais le rythme très beau, je lui ai demandé de me le
traduire.
Ils s’arrêtèrent dans une rue sombre bordée
de hauts murs, couverts d’affiches déchirées et barrées de hautes lettres
noires : « VIVA PERÓN ». À l’aide d’une grosse
clef, François ouvrit une porte de fer disparaissant sous les lambeaux de
papier. Ils entrèrent. Un chat détala avec un miaulement rageur. Une lumière s’alluma
dans le bâtiment d’en face, éclairant une cour encombrée de détritus divers ;
un chemin sillonnait au milieu, l’endroit puait la désolation.
— Où sommes-nous ?
— Chez des amis, les autres doivent
nous rejoindre ici.
Dans la lumière se découpa la silhouette de
Uri.
— Daniel est sérieusement touché, il n’arrête
pas de demander après Léa.
— Je suis là.
— Je vous conduis près de lui.
Il gisait dans un coin, étendu sur des sacs,
Samuel et Carmen auprès de lui. Samuel pleurait.
— Ne pleure pas, mon frère… j’ai froid…
Léa, où est Léa ?…
— Je suis là, Daniel… on va te soigner…
oh !…
Elle se rejeta en arrière, les mains sur les
lèvres : le bas du ventre du jeune homme n’était qu’une bouillie.
— Léa…
Surmontant sa peur et son dégoût, elle s’assit
près de lui et caressa ses cheveux. Son visage en sueur exprima un tel bonheur
que Léa faillit éclater en sanglots.
— Je suis heureux… tu es là… penche-toi…
j’ai du mal à parler… sois bonne pour Samuel… il n’avait plus que moi… je n’ai
pas peur de mourir… mais c’est un peu tôt… jamais je n’ai connu de femme… quand
je t’ai vue… j’ai su que c’était toi… Sarah ?…
— Oui, je suis là.
— … Je n’ai plus de haine… je suis en
paix… je vais rejoindre mes parents… Léa ?… je t’aime… Sarah… pas Léa… pas
Léa… Léa…
Sa tête s’inclina contre son épaule.
Léa poussa un cri, arracha sa main de celle
de Daniel et se jeta contre François.
— Non !… Oh ! non… non !
Samuel se pencha sur le corps de son frère, lui
baisa le front et lui ferma les yeux. Lentement, péniblement, il se redressa, contempla
le cadavre… il sortit son mouchoir de sa poche, le déplia soigneusement, le
déposa sur sa tête et, d’une voix ferme, prononça les paroles du kadish.
— Yithgaddal weyitkkaddash Shemèh
rabba beolmâ di-verâ’khire’outhé wegamli khmal khouthê be’hayye’khôn ouveyome’ kkôn ouve’hayyé dékhol beth Yisraël ba’agalâ
ouvizman gariv weïmeron Amên… Ossé schalom btmerôman hou ya’assé schalom’alenou
we’al kel Yisraël weïmeron Amên. [63]
27.
Après avoir raccompagné Léa au « Plaza »,
après quelques mots au directeur de l’hôtel qu’il avait fait réveiller, François
Tavernier partit avec Sarah Mulstein et Carmen Ortega. Ils n’allèrent pas dans
l’appartement de la jeune Argentine de crainte qu’il ne soit surveillé par les
nazis, mais se rendirent rue San Martin de Tours chez un médecin antipéroniste,
Ricardo Lopez, juif d’origine portugaise. Là, dans le cabinet luxueux du
médecin, ils attendirent Samuel Zederman, Amos Dayan et Uri Zohar.
Ils arrivèrent à trois heures du matin. Le
docteur Lopez prit la tension de Samuel, blême et secoué de tremblements, et
lui administra un sédatif. Bientôt le frère de Daniel sombra dans un sommeil
agité.
Aux premières heures du jour, Lopez alerta
des amis pour aller récupérer le corps de Daniel et le transporter à
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