Notre-Dame de Paris
pavés, regarde naïvement les grands chiens, les grands chevaux, sans peur, joue avec les coquillages, avec les fleurs, et fait gronder le jardinier qui trouve le sable dans les plates-bandes et la terre dans les allées. Tout rit, tout brille, tout joue autour de lui comme lui, jusqu’au souffle d’air et au rayon de soleil qui s’ébattent à l’envi dans les boucles follettes de ses cheveux. Le soulier montre tout cela à la mère et lui fait fondre le cœur comme le feu une cire.
Mais quand l’enfant est perdu, ces mille images de joie, de charme, de tendresse qui se pressent autour du petit soulier deviennent autant de choses horribles. Le joli soulier brodé n’est plus qu’un instrument de torture qui broie éternellement le cœur de la mère. C’est toujours la même fibre qui vibre, la fibre la plus profonde et la plus sensible ; mais au lieu d’un ange qui la caresse, c’est un démon qui la pince.
Un matin, tandis que le soleil de mai se levait dans un de ces ciels bleu foncé où le Garofalo aime à placer ses descentes de croix, la recluse de la Tour-Roland entendit un bruit de roues, de chevaux et de ferrailles dans la place de Grève. Elle s’en éveilla peu, noua ses cheveux sur ses oreilles pour s’assourdir, et se remit à contempler à genoux l’objet inanimé qu’elle adorait ainsi depuis quinze ans. Ce petit soulier, nous l’avons déjà dit, était pour elle l’univers. Sa pensée y était enfermée, et n’en devait plus sortir qu’à la mort. Ce qu’elle avait jeté vers le ciel d’imprécations amères, de plaintes touchantes, de prières et de sanglots, à propos de ce charmant hochet de satin rose, la sombre cave de la Tour-Roland seule l’a su. Jamais plus de désespoir n’a été répandu sur une chose plus gentille et plus gracieuse.
Ce matin-là, il semblait que sa douleur s’échappait plus violente encore qu’à l’ordinaire, et on l’entendait du dehors se lamenter avec une voix haute et monotone qui navrait le cœur.
« Ô ma fille ! disait-elle, ma fille ! ma pauvre chère petite enfant ! je ne te verrai donc plus. C’est donc fini ! Il me semble toujours que cela s’est fait hier ! Mon Dieu, mon Dieu, pour me la reprendre si vite, il valait mieux ne pas me la donner. Vous ne savez donc pas que nos enfants tiennent à notre ventre, et qu’une mère qui a perdu son enfant ne croit plus en Dieu ? – Ah ! misérable que je suis, d’être sortie ce jour-là ! – Seigneur ! Seigneur ! pour me l’ôter ainsi, vous ne m’aviez donc jamais regardée avec elle, lorsque je la réchauffais toute joyeuse à mon feu, lorsqu’elle me riait en me tétant, lorsque je faisais monter ses petits pieds sur ma poitrine jusqu’à mes lèvres ? Oh ! si vous aviez regardé cela, mon Dieu, vous auriez eu pitié de ma joie, vous ne m’auriez pas ôté le seul amour qui me restât dans le cœur ! Étais-je donc une si misérable créature, Seigneur, que vous ne pussiez me regarder avant de me condamner ? – Hélas ! hélas ! voilà le soulier ; le pied, où est-il ? où est le reste ? où est l’enfant ? Ma fille, ma fille ! qu’ont-ils fait de toi ? Seigneur, rendez-la-moi. Mes genoux se sont écorchés quinze ans à vous prier, mon Dieu, est-ce que ce n’est pas assez ? Rendez-la-moi, un jour, une heure, une minute, une minute, Seigneur ! et jetez-moi ensuite au démon pour l’éternité ! Oh ! si je savais où traîne un pan de votre robe, je m’y cramponnerais de mes deux mains, et il faudrait bien que vous me rendissiez mon enfant ! Son joli petit soulier, est-ce que vous n’en avez pas pitié, Seigneur ? Pouvez-vous condamner une pauvre mère à ce supplice de quinze ans ? Bonne Vierge ! bonne Vierge du ciel ! mon enfant-Jésus à moi, on me l’a pris, on me l’a volé, on l’a mangé sur une bruyère, on a bu son sang, on a mâché ses os ! Bonne Vierge, ayez pitié de moi ! Ma fille ! il me faut ma fille ! Qu’est-ce que cela me fait, qu’elle soit dans le paradis ? je ne veux pas de votre ange, je veux mon enfant ! Je suis une lionne, je veux mon lionceau. – Oh ! je me tordrai sur la terre, et je briserai la pierre avec mon front, et je me damnerai, et je vous maudirai, Seigneur, si vous me gardez mon enfant ! vous voyez bien que j’ai les bras tout mordus, Seigneur ! est-ce que le bon Dieu n’a pas de pitié ? – Oh ! ne me donnez que du sel et du pain noir, pourvu que j’aie ma fille et qu’elle
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