Oeuvres de Napoléon Bonaparte, TOME III.
l'armée russe. L'empereur lui fit observer que l'armée russe était cernée, que pas un homme ne pouvait échapper : «Mais, ajouta-t-il, je désire faire une chose agréable à l'empereur Alexandre ; je laisserai passer l'armée russe, j'arrêterai la marche de mes colonnes ; mais votre majesté me promet que l'armée russe retournera en Russie, évacuera l'Allemagne et la Pologne autrichienne et prussienne.»—«C'est l'intention de l'empereur Alexandre, a répondu l'empereur d'Allemagne ; je puis vous l'assurer : d'ailleurs, dans la nuit, vous pourrez vous en convaincre par vos propres officiers.»
On assure que l'empereur a dit à l'empereur d'Allemagne, en le faisant approcher du feu de son bivouac : «Je vous reçois dans le seul palais que j'habite depuis deux mois.» L'empereur d'Allemagne a répondu en riant : «Vous tirez si bon parti de cette habitation qu'elle doit vous plaire.» C'est du moins ce que l'on croit avoir entendu. La nombreuse suite des deux princes n'était pas assez éloignée pour qu'elle ne pût entendre plusieurs choses.
L'empereur a accompagné l'empereur d'Allemagne à sa voiture, et s'est fait présenter les deux princes de Lichtenstein et le général prince de Schwartzenberg. Après cela il est revenu coucher à Austerlitz.
On recueille tous les renseignemens pour faire une belle description de la bataille d'Austerlitz. Un grand nombre d'ingénieurs lèvent le plan du champ de bataille. La perte des Russes à été immense : les généraux Kutuzow et Buxhowden ont été blessés ; dix ou douze généraux ont été tués : plusieurs aides-de-camp de l'empereur de Russie et un grand nombre d'officiers de distinction ont été tués. Ce n'est pas cent vingt pièces de canon qu'on a prises, mais cent cinquante. Les colonnes ennemies qui se jetèrent dans les lacs furent favorisées par la glace ; mais la canonnade la rompit, et des colonnes entières se noyèrent. Le soir de la journée, et pendant plusieurs heures de la nuit, l'empereur a parcouru le champ de bataille et a fait enlever les blessés : spectacle horrible s'il en fut jamais ! L'empereur, monté sur des chevaux très-vites, passait avec la rapidité de l'éclair, et rien n'était plus touchant que de voir ces braves gens le reconnaître sur-le-champ ; les uns oubliaient leurs souffrances et disaient : Au moins la victoire est-elle bien assurée ? Les autres : Je souffre depuis huit heures, et depuis le commencement de la bataille je suis abandonné, mais j'ai bien fait mon devoir.
D'autres : Vous devez être content de vos soldats aujourd'hui. A chaque soldat blessé l'empereur laissait une garde qui le faisait transporter dans les ambulances. Il est horrible de le dire : quarante-huit heures après la bataille, il y avait encore un grand nombre de Russes qu'on n'avait pu panser. Tous les Français le furent avant la nuit. Au lieu de quarante drapeaux, il y en a jusqu'à cette heure quarante-cinq, et l'on trouve encore les débris de plusieurs.
Rien n'égale la gaîté des soldats à leur bivouac. A peine aperçoivent-ils un officier de l'empereur, qu'ils lui crient : L'empereur a-t-il été content de nous ?
En passant devant le vingt-huitième de ligne, qui a beaucoup de conscrits du Calvados et de la Seine-Inférieure, l'empereur lui dit : «J'espère que les Normands se distingueront aujourd'hui.» Ils ont tenu parole ; les Normands se sont distingués. L'empereur, qui connaît la composition de chaque régiment, a dit à chacun son mot ; et ce mot arrivait et parlait au coeur de ceux auxquels il était adressé, et devenait leur mot de ralliement au milieu du feu. Il dit au cinquante-septième : «Souvenez-vous qu'il y a bien des années que je vous ai surnommé le Terrible.».I1 faudrait nommer tous les régimens de l'armée ; il n'en est aucun qui n'ait fait des prodiges de bravoure et d'intrépidité. C'est là le cas de dire que la mort s'épouvantait et fuyait devant nos rangs, pour s'élancer dans les rangs ennemis ; pas un corps n'a fait un mouvement rétrograde. L'empereur disait : «J'ai livré trente batailles comme celle-ci, mais je n'en ai vu aucune où la victoire ait été si décidée, et les destins si peu balancés.» La garde à pied de l'empereur n'a pu donner ; elle en pleurait de rage.
Comme elle demandait absolument à faire quelque chose : «Réjouissez-vous de ne rien faire, lui dit l'empereur : vous devez donner en réserve ; tant mieux si l'on n'a pas
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