Par ce signe tu vaincras
ignorer cela, non ?
Elle me tend la main comme pour s’excuser.
— Un matin, donc, Escovedo surprend les deux amants au lit. C’est un naïf, un imbécile, un vertueux, et sans doute avant tout un envieux. Il s’indigne : « C’est inadmissible, dit-il. Je suis obligé d’en avertir le roi. »
La princesse d’Eboli sort du lit, vêtue seulement de ce bandeau qu’elle portait comme moi sur l’œil gauche qu’elle avait perdu en se battant en duel avec un amant infidèle. Elle s’avance vers Escovedo et lui crie : « Fais comme tu voudras, Escovedo ! J’aime mieux le derrière d’Antonio Pérez que la personne du roi ! »
Maria de Ségovie répète la dernière phrase et ajoute :
— Philippe II, le fils de Charles Quint : il faut oser, non ?
Elle s’appuie de l’épaule au cadre de la porte d’entrée de sa boutique. Le corps légèrement penché, elle semble ainsi regarder la tête de christ. J’imagine alors qu’il ferme les yeux par pudeur, pour ne pas la juger, la condamner. C’est une grande femme aux épaules et aux bras nus. Son bustier rouge étreint sa peau laiteuse. Elle porte une jupe noire à longues franges. Des lacets de cuir entourent ses chevilles comme des bracelets. Les talons dorés de ses chaussures sont hauts et fins.
Le corps de Maria de Ségovie s’impose sans qu’on songe à s’interroger sur son âge. Trente-cinq ou cinquante ans ? Peu importe. Elle n’est ni jeune ni vieille, ni belle ni laide. Singulière.
Elle se penche davantage.
— Je voulais vous montrer cette tête de christ, dit-elle. J’ai beaucoup d’autres objets, des manuscrits qui ont appartenu à Bernard de Thorenc. Mais ce christ est un signe.
Proche de moi, elle se tient devant cette tête tranchée aux yeux clos.
— Tu hoc signo vinces, murmure-t-elle. « Par ce signe tu vaincras. » La devise de l’empereur Constantin, le chrétien. Ce que j’ai appris…
Elle s’adosse à la vitrine comme pour m’obliger aussi à la regarder si je veux contempler la tête de christ. Elle croise les bras, parle d’une voix exaltée.
En lisant les Mémoires de Bernard de Thorenc, elle a découvert que cette phrase était inscrite sur le crucifix. Cette croix – la Croix de l’Occident, précise-t-elle – était fixée au sommet du mât de la galère la Marchesa sur le pont de laquelle se trouvaient deux cents soldats, et, parmi eux, Bernard de Thorenc, Miguel de Cervantès, oui, l’auteur de Don Quichotte, et Benvenuto Terraccini, l’artiste vénitien qui sculpta ce corps, cette tête de christ.
C’était le dimanche 7 octobre 1571 dans le golfe de Lépante.
La Marchesa était la première des galères chrétiennes à devoir affronter l’escadre turque commandée par Ali Pacha, non loin d’Ithaque, la patrie d’Ulysse, et face au promontoire d’Actium, là où, en 31 avant Jésus-Christ, la flotte d’Octave avait mis en fuite celle d’Antoine et Cléopâtre.
— À Lépante, tout est signe, ajoute Maria de Ségovie.
J’ai lu de nombreux récits de cette bataille. Je sais ce qu’en dit Cervantès, embarqué sur la Marchesa : « En ce jour heureux dont le sort fut aussi sinistre à la flotte ennemie que favorable et propice à la nôtre, je fus présent personnellement à cet événement, rempli de terreur et de volonté… J’ai vu le formidable escadron défait et dispersé, et le lit de Neptune rougi du sang des barbares et des Chrétiens ; la mort courroucée dans sa fureur insensée courant çà et là…, les bruits confus, le vacarme épouvantable, le visage crispé de malheureux qui mouraient entre le feu et l’eau ; les profonds et lamentables soupirs qui s’élevaient des poitrines blessées, maudissant leurs sorts contraires… D’une main j’empoignais mon épée et de l’autre le sang coulait. Je sentais ma poitrine profondément blessée et ma main gauche brisée en mille endroits, mais le contentement qui remplit mon âme fut tel, voyant l’infidèle vaincu par le chrétien, que je ne faisais aucun cas de mes blessures, bien que sous le coup de la douleur j’aie plusieurs fois perdu connaissance… Mais il sied mieux au soldat d’être mort dans la bataille que libre dans la fuite… Les blessures que le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles qui guident les autres au ciel de l’honneur et au désir des nobles louanges… »
Je croyais tout connaître et cependant j’écoute Maria de Ségovie. Elle raconte
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