Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
onces pour deux aspres seulement, il y aurait fortune à faire avec ce commerce.
Michel-Ange a passé la journée à arpenter la ville et ses bazars en compagnie de Mesihi le poète. Le sculpteur est surpris de s'entendre aussi bien avec un infidèle. Leur amitié est aussi puissante que discrète.
Mesihi a entraîné Michel-Ange loin vers le sud, au-delà des murailles de Byzance, dans un étrange marché en plein air, le marché du vivant, des hommes et des animaux. Michel-Ange a observé avec frayeur les corps élancés des esclaves noirs venus d'Abyssinie, les femmes blanches enlevées dans le Caucase ou en Bulgarie, les caravanes de malheureux liés les uns aux autres qui attendent un sort meilleur dans la demeure d'un riche Stambouliote ou sur un chantier de construction. Il a vite détourné le regard devant la misère de ses coreligionnaires.
Les bêtes étaient encore plus impressionnantes.
Il y avait là toute la création, ou presque. Des bœufs, des moutons, des chevaux dorés, des alezans, des coursiers arabes d'un noir de nuit, des dromadaires à poil court, des chameaux à longue robe de laine, et, dans un recoin, les mammifères les plus rares, venus de l'Inde lointaine à travers la Perse.
Mesihi s'amusait grandement de la stupéfaction du Florentin.
Deux petits éléphants donnaient de la trompe contre leur mère.
Michelangelo a souhaité s'approcher et les caresser.
— On dit que cela porte chance, Mesihi.
Le poète a beaucoup ri en voyant l'artiste aller jusqu'à marcher dans la boue pour toucher du bout des doigts la peau rugueuse des énormes bestioles.
— Vous en voulez un ?
Le Florentin a imaginé un instant la tête de Maringhi le pingre s'il découvrait un éléphant dans sa cour, en train de se laver dans son bassin. Perspective tout à fait plaisante.
— Je m'en voudrais d'infliger à ce somptueux animal la pauvre pitance que l'on sert chez mon hôte, Mesihi.
— C'est très juste, maestro. Regardez, j'ai trouvé ce qui vous conviendrait mieux.
Dans une haute cage de métal, un minuscule singe couleur fauve, la main à la bouche, observait avec méfiance le poète. A la vue de Michel-Ange, il s'est mis à exécuter une petite danse, s'est suspendu par la queue aux barreaux, avant de retomber gracieusement sur le sol et de saluer, comme un artiste après un numéro.
Michel-Ange a applaudi en riant.
— Il sait reconnaître un public favorable, on dirait, a dit Mesihi goguenard.
— Vous avez raison. Qui plus est, sa barbiche lui donne un air tout à fait sérieux. C'est un singe noble, digne d'un haut personnage.
— Alors je vous l'offre. Il vous tiendra compagnie pendant que vous travaillez.
Michel-Ange n'a pas cru la proposition sérieuse et n'a donc pas protesté ; lorsqu'il s'est retrouvé la cage à la main, il était trop tard.
— C'est trop gentil, vous n'auriez pas dû. Sa compagnie me rappellera la vôtre, a-t-il ajouté d'un air mielleux.
Mesihi, décontenancé quelques secondes, a éclaté d'un grand rire sonore en voyant le sourire perfide sur la bouche de l'artiste.
A présent l'animal gambade joyeusement dans la chambre, saute sur le lit, sur la table, s'accroche à la porte ouverte de son logis, attrape une graine, vient déranger Michel-Ange dans ses annotations.
Cette énergie l'enchante.
Il regarde longtemps le singe comme un enfant observe un mobile imprévisible, avant de se replonger dans ses innombrables croquis de ponts.
C'est à première vue un tout autre art que celui de Mesihi, celui de la hauteur de la lettre, de l'épaisseur du trait qui donne le mouvement, de l'agencement des consonnes, des espaces s'étendant au gré des sons. Accroché à son calame, le poète calligraphe offre un visage aux mots, aux phrases, aux vers ou aux versets. On sait qu'il dessinait aussi des miniatures, mais aucune de ces images ne semble avoir survécu, à moins que l'une d'elles ne dorme encore dans un manuscrit oublié. De scènes de beuveries, des visages, des jardins où s'étendent les amants et des animaux fantastiques qui les survolent, illustrations de grands poèmes mystiques ou de romans courtois : peintre anonyme, Mesihi ne signe que ses vers, qui sont peu nombreux ; il préfère les plaisirs, le vin, l'opium, la chair, à l'austère tentation de la postérité. On le retrouve souvent ivre, adossé au mur de la taverne, à l'aube ; on le secoue et il lui faut alors suer longtemps dans le bain de vapeur, en se
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