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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mathias Enard
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abasourdi quitte la pièce pour se rendre aux cuisines.  

 
     
     
     
     
    Avant-hier singes et éléphants, aujourd'hui fer, argent, laiton. Dans la chaleur éblouissante de la forge, Mesihi montre à Michel-Ange le travail des artisans du sultan. L'équilibre le plus parfait entre dureté et ductilité, voilà ce qui confère à une dague ou un sabre sa résistance et son tranchant.
    C'est un privilège rare qu'a obtenu Mesihi auprès d'Ali Pacha pour le Florentin. Les arsenaux et leurs techniques sont gardés plus jalousement encore que le harem. Un peu à l'écart de la ville, pour éviter les risques d'incendie, on y forge les épées, les armures, les canons des couleuvrines et des arquebuses. Au cœur de cet arsenal, une petite manufacture réalise les plus belles lames, à l'aide de lingots d'un acier inimitable, importé d'Inde, où les dessins concentriques du damas sont déjà visibles.
    Michel-Ange est fasciné par l'activité des forgerons, par la puissance des forgeurs et des manieurs de soufflets. Le chef de l'atelier où Michel-Ange et Mesihi ont affaire est un Syrien, que le sultan a débauché aux mamelouks comme prise de guerre ; il n'a pas l'air d'être incommodé par la chaleur, ni de suer, alors que l'artiste est en nage sous son pourpoint.
    Michel-Ange a tiré de sa chemise le dessin qu'il a réalisé le matin, après sa nuit éléphantesque ; c'est un poignard orné, à lame droite, symétrique sur l'axe de la garde, dans une proportion parfaite, de l'ordre des deux tiers. Le Syrien ouvre de grands yeux, fait comprendre à Mesihi qu'il est impossible de réaliser une chose pareille, une arme païenne, en forme de croix latine, que cela porte malheur, en irritant Dieu ; Mesihi de Pristina sourit, et explique au Florentin que l'esquisse ne convient pas. Michel-Ange s'étonne. C'est pourtant une forme pure. Peu soucieux de perdre du temps dans des arguties théologiques, le sculpteur demande une heure, une table, une mine de plomb et de l'encre rouge pour les motifs ; on l'installe dans une pièce à part, bien ventilée, où la chaleur est plus supportable.
    Mesihi ne le quitte pas des yeux.
    Il observe la main de l'artiste reproduire son dessin initial, en retrouver les proportions avec un compas ; puis courber légèrement la lame vers le bas, à partir du deuxième tiers, courbure qu'il compense par une inclinaison de la partie haute de la garde, ce qui donne à l'ensemble un imperceptible mouvement de serpent, ondulation qu'il va dissimuler par une frise simple, prenant appui sur la branche inférieure. Deux courbes qui se complètent et s'annulent dans la violence de la pointe.
    La croix latine a disparu pour laisser la place à un chef-d’œuvre d'innovation et de beauté.
    Un miracle.
    Il a demandé une heure et, en quarante minutes, les deux tracés sont achevés, face et revers, ainsi qu'un médaillon pour le détail de la frise.
    Content de lui, Michel-Ange sourit ; il demande un peu d'eau, que Mesihi s'empresse de lui obtenir avant de courir montrer cette beauté au Syrien, qui s'émerveille à son tour.
    Puis il faut choisir le type de damas ; Michel-Ange se décide pour un acier des plus solides, assez sombre, dont les dessins quasi invisibles ne gêneront pas son décor.
    Ce sera une arme de roi.
    Le riche Aldobrandini devra donc en donner un prix royal.
    Heureux, les deux artistes retrouvent leur embarcation et quittent Scutari pour Stambul.
     A voguer ainsi sur les eaux calmes du Bosphore, Michel-Ange se rappelle la traversée qui sépare Mestre de Venise, où il s'est rendu dans sa jeunesse ; il n'est pas étonnant qu'il y ait tant de Vénitiens ici, songe-t-il. Cette ville ressemble à Sérénissime, mais dans des proportions fabuleuses, où tout serait multiplié par cent. Une Venise envahie par les sept collines et la puissance de Rome.  

 
     
     
     
     
    Constantinople, 23 mai 1506
    A Buonarroto di Lodovico di Buonarrota Simoni in Firenze
     
    Buonarroto, tu peux annoncer à Aldobrandini que j'aurai sa dague, et qu'elle sera splendide. Je pense pouvoir la lui expédier dès le début du mois prochain. Peut-être serait-il plus sûr d'attendre mon retour et que je la lui apporte moi-même, mais il faudra qu'il patiente un peu plus longtemps. Je ne vois pas l'avancée de mes travaux ici et ne peux donc encore arrêter une date.  
    Je lis dans ta lettre que vous vous trouvez parfaitement et je m'en réjouis.
    Quant à la somme que tu me demandes de nouveau, je

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