Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
sommeil et de la débauche. En l'absence du drogman Manuel, les deux hommes doivent se contenter pour communiquer des rudiments de franc que sait Mesihi. Michel-Ange s'applique à parler doucement, à articuler ; cette langue rappelle sans doute à Mesihi les marchands italiens de son enfance, les intonations dalmates de sa mère, chrétienne capturée à Raguse. Ils ne parlent ni d'Art, ni de poésie ni d'architecture, mais du goût de la soupe, de la clémence du jour ; pour des raisons différentes, ni l'un ni l'autre n'évoque la soirée de la veille. Le déjeuner achevé, le domestique approche un broc de cuivre et leur verse de l'eau sur les mains.
Rejoints par un dessinateur et un ingénieur, le grand artiste et le poète favori du vizir quittent les entrepôts de Maringhi le Florentin pour se rendre sur le port.
Michel-Ange note le nom des marchandises même s'il ignore celui des embarcations de toutes taille qui les charrient, pressées de déposer leur cargaison pour laisser la place à d'autres, huile de Mytilène, savons de Tripoli, riz d'Égypte, mélasse de Crète, tissus d'Italie, charbon d'Izmit, pierres du Bosphore.
Durant le reste de la matinée, sur les quais, autour de la porte dans les remparts de la ville et jusqu'au milieu du port, où on les promène en barque, Michel-Ange et les ingénieurs observent et mesurent. Le sculpteur florentin contemple le paysage, la colline fortifiée de Péra de l'autre côté de la Corne d'Or, la gloire de Stambul qui lui fait face ; les géomètres calculent l'étendue exacte du bras de mer, montrent à l'artiste l'emplacement précis prévu pour le pont. On discute unités de distance, coudées florentines ou vénitiennes, kulaç et endazé ottomans ; on débarque enfin sur l'autre rive, ce faubourg si escarpé que les tours qui le défendent semblent parallèles à la pente.
Etres étranges que ces mahométans si tolérants envers les choses chrétiennes. Péra est peuplée principalement de Latins et de Grecs, les églises y sont nombreuses. Quelques juifs et Maures venus de la lointaine Andalousie se distinguent par leurs costumes. Tous ceux qui ont refusé de devenir chrétiens ont récemment été chassés d'Espagne.
La visite terminée, les mesures prises, l'artiste exprime le désir de rentrer à Constantinople pour se remettre à dessiner.
Cela commence par des proportions. L'architecture est l'art de l'équilibre ; tout comme le corps est régi par des lois précises, longueur des bras, des jambes, position des muscles, un édifice obéit à des règles qui en garantissent l'harmonie. L'ordonnancement est la clé d'une façade, la beauté d'un temple provient de l'ordre, de l'articulation des éléments entre eux. Un pont, ce sera la cadence des arches, leur courbe, l'élégance des piles, des ailes, du tablier. Des niches, des gorges, des ornements pour les transitions, certes, mais déjà, dans le rapport entre voûtes et piliers, tout sera dit.
Michel-Ange n'a pas d'idée.
Cet ouvrage doit être unique, chef-d’œuvre de grâce, autant que le David, autant que la Pietà.
En traçant ses premières esquisses, il pense à Léonard de Vinci, à qui tout l'oppose, à croire qu'ils vivent dans deux époques distantes d'une infinité d'éons.
Michel-Ange baye aux corneilles sur ses planches. Il ne voit pas encore ce pont. Il se noie dans des détails. Il n'a que très peu d'expérience de l'architecture ; les croquis du tombeau de Jules sont son œuvre la plus architecturale du moment. Il aimerait que Sangallo soit à ses côtés. Il regrette d'avoir accepté de relever ce défi. Il s'énerve. Le risque est énorme. On peut non seulement le savoir ici, mais aussi l'atteindre. Il ne doute pas un instant que la main de fer du pape ou les mortelles conspirations romaines puissent le frapper où bon leur semble.
Un pont gigantesque entre deux forteresses. Un pont fortifié.
Michel-Ange sait que c'est en dessinant que les idées viennent ; il trace inlassablement des formes, des arcs, des piles.
L'espace entre les remparts et la rive est court.
Il pense au vieux pont médiéval de Florence, cette grenouille surmontée de créneaux et peuplée de boucheries à l'odeur de cadavre, étroite, ramassée sur elle-même, qui ne donne à voir ni la majesté du fleuve ni la grandeur de la ville. Il se souvient du sang qui coule dans l'Arno par des rigoles au moment de l'abattage des bêtes ; il a
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