Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
bouillants qui explosent, ses mains tendues où les os apparaissent sous la peau.
Michel-Ange frémit ; il scrute la nuit et inspire désespérément, comme pour avaler de la lumière.
Le 30 mai, alors que son ouvrage n'avance pas, qu'il a déjà dessiné quantité de croquis dont il n'est toujours pas satisfait, Michel-Ange reçoit une lettre, arrivée d'Italie avec les marchandises de Maringhi. Il s'étonne qu'elle ne provienne pas de ses frères ; il ne reconnaît pas la belle écriture large et autoritaire qui s'y déploie sur deux feuillets.
Il tremble en la lisant. Il pâlit. Il tape du pied. Il la retourne en tous sens, il devient rouge de colère, il froisse rageusement la missive en boule, puis la déplie, la relit, son terrible cri de rage alerte Manuel le drogman qui arrive à temps pour le voir déchirer le courrier et envoyer dinguer d'un revers du bras tous les objets posés sur sa table, encrier, plume, charbons et papiers.
Manuel préfère fuir discrètement devant la furie de l'artiste.
Le singe s'est dissimulé sous le lit, effrayé. Alors voilà.
Une bonne âme a fait savoir à Rome sa présence auprès du Grand Turc. Ce qui devait arriver s'est produit. On le menace d'en informer le pape, on lui prédit la mine, l'excommunication, la mort même, s'il ne rentre pas au bercail.
Cette missive n'émane pourtant pas du Saint-Père. Elle n'est pas signée. Qu'il sache la Porte est en paix avec les Etats d'Italie pour le moment. Le grand empire est puissant. Michel-Ange a été engagé loyalement, comme il aurait pu l'être à Milan ou en France. Même Vinci a travaillé pour le sultan. Il s'agit d'une nouvelle cabale. Il imagine les envieux cherchant encore à le perdre, à l'humilier en l'empêchant d'accomplir le grand ouvrage qui l'attend à Constantinople et qui lui vaudra une gloire toujours plus immense, dans le monde entier cette fois-ci.
On ne souhaite pas qu'il réussisse. On veut qu'il reste à jamais un petit sculpteur de cour, un valet.
Il voit clairement quel architecte jaloux pourrait être derrière ce billet.
Le soir, lorsqu'il retrouve Mesihi pour la promenade, Michel-Ange est un peu calmé ; la colère a cédé la place à une triste mélancolie, que le crépuscule sur le Bosphore et la longue plainte du muezzin n'apaisent pas, bien au contraire. Mesihi a eu vent par Manuel de l'épisode de l'après-midi, mais il ne le mentionne pas. Il remarque que son compagnon a soudain l'air fatigué, qu'il est encore plus silencieux qu'à l'accoutumée.
Ils déambulent dans la ville ; Michelangelo est légèrement voûté, traîne un peu des pieds ; lui dont le regard est d'habitude vif et curieux a les yeux fixés sur le sol devant lui.
Mesihi ne l'interroge pas.
Mesihi est discret.
Il se contente de marcher un peu plus près du sculpteur que d'habitude, presque à le toucher, afin qu'il ressente la présence d'un corps ami.
Ils vont vers l'ouest, où le soleil a disparu, laissant une traînée rose au-dessus des collines ; ils dépassent la mosquée grandiose que Bayazid vient d'achever, entourée d'écoles et de caravansérails ; ils suivent un peu la crête, puis descendent avant de parvenir à l'aqueduc construit par un César oublié qui coupe la ville en deux de ses arches de brique rouge. Il y a là une petite place, devant une église ancienne, dédiée à saint Thomas ; la vue est magnifique. Les feux des tours de Péra sont allumés ; la Corne d'Or se perd dans des méandres de brume obscure et, à l'est, le Bosphore dessine une barrière grise dominée par les épaules sombres de Sainte-Sophie, gardienne du fossé qui les sépare de l'Asie.
Michel-Ange pense à Rome.
Il observe cette ville étrangère, Byzance perdue pour la chrétienté ; il se sent seul, plus seul que jamais, coupable, miséreux. Il repasse de mémoire les termes et les menaces de la lettre mystérieuse.
Mesihi lui prend doucement le bras.
— Tout va bien, maestro ?
Qu'on ait pour lui des égards dignes d'un vieillard ou d'une bonne femme l'irrite et il rejette violemment la main du poète.
Comment a-t-il pu venir jusqu'ici ? Pourquoi ne s'est-il pas contenté d'envoyer un dessin, comme ce lourdaud de Vinci ?
Si Michelangelo n'avait pas détourné la tête, Mesihi aurait pu apercevoir des larmes de colère briller dans ses yeux.
Maintenant il faut prendre une décision.
Il ne peut risquer tout ce qu'il a construit jusqu'ici, sa carrière, son
Weitere Kostenlose Bücher